#Pokemon pharmakon : le numérique dissociatif.

Je chroniquais l'autre jour la sortie de Pokemon Go. Dans un court billet pour le New-York Times, Danah Boyd écrit :

"Today’s youth aren’t lazy. They want to socialize and they want to interact. They are just given too few opportunities to do so. What Pokémon Go offers is an opportunity to be social, silly and exploratory."

Accessoirement, j'ai de mon côté été assez frappé par le fait que, dans l'imagerie qui circule autour de ce jeu, ce ne sont pas des enfants (qui n'ont pas de smartphone) ni même des pré-adolescents que l'on peut voir en majorité se précipitant et s'agglutinant dans d'immenses chasses aux Pokémons mais surtout de jeunes adultes. Mais passons. 

Mon billet sur Pokemon Go pointait deux aspects qui me semblent essentiels pour caractériser la "révolution" que constitue cette sortie dans la manière d'inscrire la réalité augmentée comme pratique sociale consensuelle.

Le premier de ces aspects est "l'économie de l'occupation" qu'exemplifie parfaitement Pokemon Go, c'est à dire l'inscription dans le champ du réel de différents capteurs ou de projections numériques qui nous offrent une mise à la tâche sous couvert de distraction ou avec un coût cognitif nul.

Le second de ces aspects vient questionner notre manière d'interagir avec / dans des environnements de plus en plus connectés, où notre corps est une interface comme une autre, dans lequel nos vêtements sont connectés (world wide wear) et nos 5 sens de plus en plus appareillés, et au sein d'une réalité que l'on dit "augmentée". La question qui se pose est alors celle de la schizo-haptie, cette schizophrénie du mouvement et du geste contrôle.

Pokémon pharmakon.

Avant qu'il ne parte légèrement en vrille en comparant les start-ups à Daesh en filant la métaphore de la barbarie de l'innovation, Bernard Stiegler a longtemps développé la métaphore du numérique comme pharmakon, c'est à dire à la fois remède et poison.

De fait ces nouvelles formes de réalité augmentée sont autant d'éléments de thérapie comme le décrit très bien cet article du Monde : "Des thérapies en réalité virtuelle pour lutter contre les phobies." Mais de fait également, et Pokemon GO est en train de l'illustrer, la réalité augmentée pour des personnes non-phobiques et en dehors de tout cadre thérapeutique peut également être source de désordre, constituer un insidieux poison.

Pokemon-Go-in-the-real-world-under-attacik

Inclusif ou dissociatif ?

A l'heure où la question du "numérique inclusif" commence à peine à entrer dans le débat public et à être reprise par le politique, c'est celle du numérique dissociatif qu'il paraît urgent de poser. Entendons-nous bien, ce numérique dissociatif n'a rien à voir avec les quelques faits-divers tragiques qui illustrent le risque de tomber d'une falaise en poursuivant un pokemon le nez rivé sur l'écran de son smartphone. En revanche oui, les corps-interface, le World Wide Wear, les innombrables capteurs passifs au service d'une économie de l'occupation en relai d'une économie de l'attention presque à bout de souffle, les nouvelles compétences synesthésiques à acquérir pour nos sens "équipés" (schizo-haptie), tous ces éléments conjugués à la popularisation d'applications de réalité augmentée posent la question d'un numérique dissociatif, ou plus précisément générateur de troubles dissociatifs.

Les 4 cavaliers de l'apocalypse troubles du numérique dissociatif

Les principaux troubles dissociatifs étudiés en psychologie sont au nombre de 4 : amnésie, dépersonnalisation, déréalisation, trouble dissociatif de l'identité.

Concernant l'amnésie, il y a longtemps que le numérique, notamment via les moteurs de recherche, fonctionne comme une mémoire externe sur laquelle nous nous reposons de plus en plus. Web 1.0 mémoriel. 

Concernant les "troubles dissociatifs de l'identité", disons pour faire simple, que la multiplication des "profils" sur différentes plateformes a permis de faire de l'homme "un document comme les autres" et donné lieu a des processus relativement inédits de scénarisation de soi (qui fort heureusement sont le plus souvent éloignés de la pathologie mais qui pour autant jouent un rôle déterminant dans notre présence et dans notre expression numérique). Web 2.0 identitaire.

Restent la déréalisation et la dépersonnalisation, dont Wikipédia nous dit :

"la déréalisation, dissocie la réalité qu'on a du monde : la personne vivant ces troubles témoigne vivre comme dans un rêve, dans un monde dépourvu de sens voire inexistant. (…) La dissociation arrive quand ces doutes deviennent réellement vécus par l'individu, de manière concrète."

"La dépersonnalisation correspond à une dissociation non pas de la réalité, mais de son propre corps, l'individu ne se reconnait plus dans le miroir, son corps lui semble étranger. Parfois, la pensée peut être également dissociée, la personne ressent alors un énorme recul sur sa propre pensée."

En espérant clarifier mon propos je voudrais mobiliser ici deux autres concepts métaphoriques autour du "digital".

Le premier est celui de la "prestidigita(lisa)tion" c'est à dire "les principes d'escamotage, les "petites asymétries de la perception" qui sont utilisées dans le cadre des stratégies de "persuasion technologique" mises en place par les GAFA(cadabra)." A l'échelle des applications et des environnements de réalité augmentée, cette "prestidigita(lisa)tion" peut-être à l'origine de troubles réels de la perception et de la proprioception. Pokemon GO n'est pas uniquement l'incarnation d'un nouveau tour de magie digital : en changeant notre rapport au réel, en surréalisant ou en déréalisant, il nous oblige également à positionner notre corps, via ses déplacements et ses projections, dans un espace neuf, un espace inédit.

Le second nous permettra de rester, sinon dans le pharmakon, du moins dans la pharmacie puisqu'il s'agit de la digital(ine). De la même manière que la digitaline peut ralentir les battements du coeur et augmenter l'excitabilité nous plongeant dans un état second, le digital s'instanciant dans des formes de réalité augmentée est également capable de travailler notre excitabilité dans un sens donné, favorable pour les acteurs de l'économie de l'occupation (Nintendo pour Pokemon GO par exemple).

Ce sont ces deux concepts, digital(ine) et prestidigita(lisa)tion, qui concourent à produire des effets de déréalisation qu'il s'agit d'être tout simplement capables d'interroger dans une posture critique sans tomber dans les travers d'une critique Finkelkrautienne. Penser les effets de "l'augmentation" du réel et de nos corps d'une manière dissociée des stratégies de persuasion technologique des bâtisseurs de ces nouvelles réalités.

Pour que la ludification ne vire pas définitivement au Luddisme.

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