“On a du mal à voir ce que toi tu vois.”

C'est l'histoire d'une vidéo. Un homme expérimente l'application "Paint" avec un casque de réalité virtuelle. Il est "dans" sa peinture. Et ça à l'air super.

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Nous on regarde ce qu'il voit sur un écran. A côté de lui, celui qui filme, à trois ou quatre reprises pendant cette vidéo de 5 minutes lui dira :

"On a du mal à voir ce que toi tu vois".

Et si tout le problème était dans cette simple phrase ? Et si toute l'histoire des algorithmes, de la personnalisation, de la recherche d'information, de l'information tout simplement, de la réalité virtuelle, de la réalité immersive, des assistants intelligents, des voitures autonomes, j'en passe … et si toute l'histoire du "web" et si tout son avenir étaient résumés dans cette simple phrase :

"On a du mal à voir ce que toi tu vois".

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres" depuis que Google (et les autres moteurs) ou Facebook (et les autres réseaux sociaux) nous font du "sur-mesure", de l'ultra-personnalisation, et que pour les mêmes mots-clés, pour les mêmes requêtes au même moment la plupart des résultats affichés sont différents d'un utilisateur à un autre.

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres" depuis que leurs murs effacent les migrants.

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres" depuis que les algorithmes choisissent d'afficher pour celui-ci une hiérarchie d'information différente de celle qu'ils choisiront d'afficher pour celui-là.

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres" quand chacun dispose de son propre écran. Qui fait écran au regard collectif.

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres" quand même le parebrise de notre voiture autonome devient un écran "personnalisé".

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres"quand nos Google Glasses sont embuées de différentes projections de données que nous avons plus ou moins choisies.

Oui. "On a du mal à voir ce que voient les autres". Parce que quelque chose dans le regard a changé. Et pas seulement de manière allégorique.

"Une hallucination consensuelle."

A la promesse initiale du cyberespace ("une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs"), à la promesse initiale du web (un homme, une page, une adresse), au regard collectif qu'ils laissaient entrevoir, se substitue de plus en plus un collectif de regards.

"… is watching You."

Peut-être est-ce là qu'à commencé le désamour.

Il y a un vers de Paul Eluard qui me fascine depuis des dizaines d'années. "Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis". Qui parle ? Qui dit cela ? Le poète ? Un individu ? La réalité elle-même ?

"Il ne faut pas voir la réalité telle que je suis." A mon avis la seule devise qui pourrait être aujourd'hui commune à l'ensemble des oligopoles constitués par les GAFAM et autres NATU, la seule qui devrait rendre compte de la réalité de leur injonction première.

Et se dire que si l'on a tant de mal à voir ce que les autres voient, que si la saturation des choses vues et des gens qui les regardent nous empêche de plus en plus souvent, et à ce point, de voir ce que toi tu vois, c'est parce qu'il ne faut pas voir la réalité telle qu'ils (les GAFAM et les NATU) nous la montrent en nous faisant croire qu'ils nous la montrent telle qu'elle est. La réalité qu'ils nous montrent est telle qu'ils sont : une sorte d'hallucination consensuelle vécue quotidiennement et en toute légalité par des dizaines de millions d'opérateurs.

De William Gibson à Paul Eluard. Et retour. Une brève histoire du regard.

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