#AnneFrank et les clochards égoïstes

C'est le 7 janvier que le fonds Anne Frank a fait part de ses premières réactions à l'affaire #AnneFrank dans une interview à un site de presse suisse (disponible également en Français). On y apprend … un certain nombre de choses.

Sur le fond juridique de l'affaire, rien de nouveau.

Le fonds Anne Frank maintient ses 2 arguments, à savoir que le travail effectué par Otto Frank lui accorde des droits d'auteur sur l'ouvrage (il faudrait alors attendre 2050 (70 ans après la mort d'Otto Frank en 1980), et sur une exception au droit d'auteur de la loi néerlandaise qui dit qu'un texte publié à titre posthume demeure protégé pendant 50 ans après sa 1ère publication (et le fonds Anne Frank maintient que la publication du journal en 1947 – avec les coupes d'Otto Frank – ne compte pas et que doit seulement être prise en compte l'édition "complète" parue au début des années 80). 

Jusqu'ici rien de nouveau. Tous ces points sont a minima largement contestables comme j'ai eu l'occasion de l'expliciter dans mes précédents billets sur le sujet.

Viennent ensuite les arguments de bonne moralité.

Yves Kugelman qui représente le fonds Anne Frank, rappelle que le fonds Anne Frank se sert de l'argent collecté pour des actions d'éducation et de lutte contre l'antisémitisme. Ce que personne n'a jamais contesté. Et ce à quoi l'entrée dans le domaine public ne changera rien. Yves Kugelman réagit ensuite en indiquant que l'attitude du Fonds Anne Frank est l'inverse de la privatisation de la connaissance dont on l'accuse puisque, je cite, "Otto Frank et son organisation auraient pu, pour diverses raisons, priver le public de l'un des plus importants témoignages du 20ème siècle." (Otto Frank and his organisation could have, for various reasons, withheld from the public one of the most important eyewitness accounts of the 20th century). Argument ab aburdum puisque si c'est l'accès du public qui doit être pris en compte, on voit mal en quoi l'accès au domaine public constituerait un obstacle …

Interrogé sur le jour où le journal finira de toute façon par entrer définitivement et officiellement dans le domaine public, Yves Kugelman dit ceci :

"Ce sera une bonne chose quand nous y serons. Mais pour l'instant, ce texte doit rester protégé. Le Fonds Anne Frank garantit que le journal soit publié dans sa version authentique et traduit entièrement dans tous les pays, à un prix raisonnable."

Là encore l'histoire "éditoriale" du journal est suffisamment documentée pour que l'entrée dans le domaine public ne constitue en rien un risque … Et Yves Kugelman poursuit :

"Quand un texte entre dans le domaine public, il se soumet à une logique de marché (sic). Dans le cas de celui d'Anne Frank il s'agit de différents manuscrits non terminés  d'un texte qui nécessite l'expertise et la supervision d'un éditeur.

D'abord on ne voit pas très bien le lien entre les deux phrases précédentes : oui le domaine public est aussi l'opportunité d'une renaissance et d'une diversification "commerciale" pour une oeuvre, et oui, le boulot d'un éditeur consiste en effet à respecter l'intégrité d'un texte en en précisant le contexte éditorial qui est ici parfaitement connu et documenté. Ensuite, une nouvelle fois, où est le problème ??? Les éditeurs qui, avec l'entrée du texte dans le domaine public, pourraient vouloir en proposer de nouvelles éditions sont-ils tous parfaitement incompétents ? Les rares éditeurs à travailler actuellement avec le fonds Anne Frank et à publier l'ouvrage en exclusivité sont-ils les seuls capables de comprendre l'histoire éditoriale de ce manuscrit ???

Et le tout se conclut par une série de critiques ad hominem aussi inexactes qu'assez piteuses.

Cela commence par une pique assez malhabile adressée par Yves Kugelman à Isabelle Attard sur le mode "si elle veut défendre le domaine public elle ferait mieux de s'attaquer aux exceptions françaises qui permettent d'étendre le droit d'auteur comme dans le cas de l'oeuvre de Saint-Exupéry". Par de chance Monsieur Kugelman, c'est précisément ce à quoi Isabelle Attard passe son temps à l'assemblée nationale 🙂 Et cela se termine par un bon vieux point Godwin qui nous qualifie (Isabelle Attard et moi) de "clochards égoïstes" tout en nous assimilant à la longue liste des négationnistes et néo-nazis de tout poil.

"Mais le fait qu'Anne Frank et les ONG soient une nouvelle fois expropriés (sic) et soumis à des attaques de populistes, s'inscrit dans la longue liste des clochards égoïstes ("egoistic vagabonds"), commencée avec les attaques des négationnistes et des falsificateurs du journal."

Après la lettre de menace et d'intimidation, voici donc les insultes … L'élégance suisse probablement … Insultes auxquelles il serait vain de s'abaisser à répondre autrement que par un simple dessin de presse de Ruben L. Oppenheimer paru hier dans ce journal néerlandais

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Et donc que compte faire le Fonds Anne Frank désormais ? Et bien …

"Savoir si le Fonds Anne Frank ou ses partenaires réagiront et de quelle manière, cela ne sera pas discuté publiquement."

Donc nous allons … attendre.

Probablement d'ailleurs attendent-ils aussi que la mécanique et le buzz médiatique se calment un peu tant le traitement de l'affaire #AnneFrank continue de susciter un intérêt international qui dépasse de très très loin le "simple" aspect juridique et financier de l'affaire. Le billet de mon blog daté du 1er Janvier dans lequel je mets à disposition le fichier néerlandais a été vu plus de 30 000 fois le jour de sa publication et la presse mondiale s'est emparée de l'affaire. On en parle (vraiment) partout : en France bien sûr (Le Parisien, Le Nouvel Obs, Libération, 20 minutes, BFM, Télérama, Ouest-France, le Huffington Post, mais aussi les sites spécialisés comme Actualitté ou Livres Hebdo, et même le journal de 20h de TF1 qui dans son édition du 30 décembre 2015 a annoncé "officiellement" l'entrée du journal dans le domaine public au 1er Janvier … ), en Suisse (Le Temps), en Allemagne (Die Welt, Der Spiegel, Suddeutsche Zeitung, …), aux Etats-Unis (Los Angeles Times, USA Today, International Business Times, …), au Royaume-Uni (The Telegraph, The Guardian, The Daily Mail, j'ai même été interviewé par la BBC, … ), en Israël (Haaretz, The Times of Israel, Jewish Telegraphic Agency), aux Pays-Bas, au Canada (Le Devoir, et une interview sur Radio Canada dans l'émission "l'heure de pointe"), en Italie (La Stampa), au Brésil, en Hongrie, même au Japon !

Le point de vue des avocats.

Depuis le début de l'affaire, depuis l'annonce, en Octobre 2015, du refus du fonds Anne Frank de laisser le journal s'élever dans le domaine public, un très grand nombre d'avocats spécialistes en propriété intellectuelle se sont publiquement exprimés sur l'affaire. Pour Emmanuel Pierrat interviewé dans Le Point, "Le fonds avance une interprétation juridique particulièrement confuse" et "ces interprétations ne sont évidemment pas recevables".

Même verdict pour Alexandre Braun interviewé sur l'Obs :

"La qualité d’auteur est pourtant caractérisée, selon une formule très classique, par "l’empreinte de la personnalité" qui lui confère son originalité. Quelle que soit la légitimité des raisons qui ont poussé Otto Frank à censurer l’œuvre de sa fille – et elles sont indiscutables puisqu'il s’agissait simplement de la pudeur d’un père éploré –, il serait en revanche absurde d’en tirer prétexte pour affirmer que le "Journal", y compris dans sa version censurée, porterait l’empreinte de sa personnalité. C’est une tautologie, mais l’auteur du "Journal d’Anne Frank", c’est bien Anne Frank, et uniquement elle, raison pour laquelle son "Journal" devrait bien tomber dans le domaine public en 2016."

Et Alexandre Braun de conclure :

"En tout état de cause, la meilleure façon de faire vivre la mémoire d’Anne Frank, devenue symbole des enfants victimes des persécutions nazies, est bien de permettre une large diffusion de son œuvre. L’arrivée de son "Journal" dans le domaine public est légale, mais surtout, elle est juste."

Alain Berenboom, avocat au barreau de Bruxelles publiait hier dans une revue juridique un très beau texte intitulé "D'Hitler à Anne Frank", dans lequel il écrit :

"On peut sérieusement mettre en doute que le fait "d’éditer" un texte fasse de celui qui le retouche un auteur : celui-ci doit en effet être considéré comme ayant apporté à l’œuvre sa part d’originalité créatrice. Cette vilaine polémique laissera un goût de cendre. La Fondation prétend éviter toute dérive de l’œuvre si elle est laissée à la libre disposition de tous. C’est un argument peu acceptable car pourquoi ne s’appliquerait-il qu’à Anne Frank et non à d’autres auteurs ? De toute façon, dans plusieurs pays, le droit moral leur permettra de continuer à s’opposer à tout abus."

Et de conclure :

"Le pire c’est ce relent de révisionnisme que laisse cette détestable polémique. La Fondation, censée défendre l’œuvre d’Anne Frank semble nier en quelque sorte le plus beau, le fait que c’est la petite Anne, et elle seule, qui nous a laissé ce chef d’œuvre éblouissant."

Ce dernier argument commence à se retrouver dans beaucoup de prises de position sur le sujet :

"Ironically, by claiming that Otto Frank is a co-author of the Diary, the foundation is undermining Anne Frank’s legacy. Holocaust deniers have long questioned the authenticity of the Diary, and the co-authorship claim at this point plays right into their hands."

Un journal, un nom … et une marque déposée.

Point à signaler, le Fonds Anne Frank avait, depuis 2013 entamé des démarches juridiques pour faire reconnaître le nom "Le journal d'Anne Frank" comme une … marque. L'astuce est hélas connue puisque nombre d'ayants-droits ont tenté et parfois obtenu ce "Trademark" afin de bloquer davantage l'entrée d'une oeuvre dans le domaine public et interdire toute réappropriation ou adaptation. Cette demande du fonds avait initialement été refusée mais après une procédure d'appel … ils ont obtenu gain de cause dans un jugement qui indique "que l'expression "Le journal d'Anne Frank" est suffisamment distinctive pour pouvoir être déposée comme marque." Comme le fait remarqueer Lionel Maurel dans sa chronique sur le #CopyrightMadness :

"Les ayants droit ont en effet obtenu la validation au niveau européen de la marque Le Journal d’Anne Frank, y compris dans la catégorie des publications. Il est assez choquant de voir le titre d’une telle œuvre devenir une marque de commerce, comme si le journal n’était qu’une sorte de produit dérivé… Et rappelons que contrairement au droit d’auteur qui finit par s’arrêter avec le domaine public, une marque peut rester valide perpétuellement, tant qu’elle est renouvelée."

Clochard ? Egoïste ?

D'un côté, la place d'une oeuvre appartenant à notre mémoire collective, qui figure déjà parmi les 10 livres les plus lus et les plus vendus dans le monde, une oeuvre déjà reconnue comme appartenant au patrimoine de l'humanité, de l'autre des tentatives pour préserver une rente davantage qu'une mémoire, pour faire du témoignage d'une adolescente de 16 ans une "marque déposée". J'ignore s'il y aura un procès, j'espère qu'il ne fera pas de moi un "clochard", mais dans cette affaire vraiment, je n'ai pas l'impression d'être dans le camp de l'égoïsme.

3 commentaires pour “#AnneFrank et les clochards égoïstes

  1. Salut Olivier,
    Mettons à part les arguments juridiques sur lesquels je n’ai pas vraiment de doute, les intérêts économiques un peu troubles et les insultes ou le mépris, agaçant(es) mais largement partagé(es) de part et d’autre, et écoutons plutôt les arguments moraux. C’est en effet là l’essentiel.
    Le fonds Anne Franck est vraisemblablement de bonne foi sur ce strict terrain. Il se veut le gardien de la mémoire et souhaite pouvoir choisir lui-même les éditeurs dans chaque pays pour préserver une interprétation du texte qu’il pense conforme à ses valeurs. C’est une position que l’on peut comprendre. Tant que le contexte historique est proche de la création du texte, l’auteur ou ses mandants souhaitent protéger l’oeuvre d’interprétations de leur point de vue falsificatrices. Mais le temps passant cette position se transforme en intégrisme en sanctuarisant l’oeuvre et réduisant les débats et interprétations contradictoires à son sujet, c’est-à-dire en rendant plus difficile la réintégration de l’oeuvre dans le temps présent.
    C’est de mon point de vue sur ce terrain qu’il faudrait déplacer le débat. Ce serait plus intéressant et amènerait à se poser des questions plus fondamentales, tout particulièrement au moment historique où nous nous trouvons. Sinon tu donnes au texte le même caractère sacré que le fonds et, ironiquement à mon avis, tu confortes leur attitude morale.

  2. Non , les arguments moraux en l’espèce ne sont pas recevables, puisque même dans le domaine public, l’œuvre restera protégée par le droit moral, incessible et perpétuel, et que le fonds conservera à ce titre tout moyen pour attaquer les éditions falsificatrices portant atteinte à ce droit moral.

  3. Je me suis fais mal comprendre. Je ne suis pas dans le domaine du droit mais dans celui du document. Le droit et la morale ne sont pas équivalents.
    Je ne parle pas ici du droit moral, ni de la falsification de l’œuvre. Mais de l’idée morale qui consiste à pouvoir sélectionner un éditeur qui entourera la publication d’un accompagnement (préface, notes, tous types de paratexte) conforme à l’idée que l’on se fait du bien et du mal.
    La prétention des ayant-droits sur une période raisonnable me paraît légitime surtout pour un texte chargé d’histoire et d’émotion comme celui-ci. Mais au-delà de ce délai elle devient contreproductive et tourne à l’intégrisme. Nous sommes dans ce deuxième cas de figure, il me semble.
    Amener le débat sur ce terrain, me paraît plus intéressant et porteur. Il donne aussi une légitimité morale au domaine public dépassant la simple idée que les documents doivent être accessibles pour tous (dans les faits ils le sont évidemment déjà).

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