Du pacemaker au tracteur : les hôpitaux-musées de l’homme réparé.

Quand j'aborde les questions du numérique avec mes étudiants du DUT information et communication de l'IUT de La Roche sur Yon, pour traiter la question du "support", je leur parle souvent de cette interview de Jean-Claude Carrière, écrivain, cinéaste et fondateur de la FEMIS, dans laquelle il racontait qu'il avait d'abord commencé par créer une salle d'archive dans laquelle il conservait les copies de veux films, et que rapidement il lui avait fallu créer un seconde salle d'archive, gigantesque, dans laquelle étaient stockés … les dispositifs de projection permettant de visionner ces vieux films.

Dans un article de Sciences et Avenir je viens de lire que le coeur artificiel d'une femme opérée en 1992 n'avait plus que 14% de batterie. Son pacemaker arrive au bout de son autonomie. Il suffit de changer la pile me direz-vous. Oui. Sauf que cette technologie, vieille de 23 ans, n'est plus fabriquée.

Les hôpitaux-musées de l'homme réparé.

Alors que les 50 prochaines années seront celles de l'Homme – plus ou moins – augmenté, de l'Homme réparé, alors que beaucoup d'entre nous vivrons mieux ou ne vivront plus que grâce à différentes prothèses et artefacts implantés au sein même de notre corps, les hôpitaux devront-ils, à l'instar de la FEMIS, créer d'immenses bio-musées dans lesquels ils stockeront les "vieilles" technologies permettant de faire fonctionner nos nouveaux corps, nos nouveaux organes, nos nouveaux sens, de retrouver ici la pile de ce vieux pacemaker, là le processeur de cette vieille prothèse auditive ? Ou la chirurgie nous permettra-t-elle de changer de prothèse, de faire évoluer nos prothèses, aussi facilement que le marketing nous permet de passer de l'iPhone 5 à l'iPhone 6 ? Entre Cyborgs et bio-hackers de quelles technologies nos corps garderont-ils la trace ?

Le pacemaker sous DRM

Juste après avoir lu l'histoire de cette femme et de son coeur artificiel j'ai fait un affreux cauchemar. Je me suis imaginé qu'à l'avenir la plupart des pacemakers et autres prothèses seraient équipés de DRM limitant les possibilités d'intervention à un seul fabriquant sous contrat avec une série limitée d'hôpitaux et de cliniques. Un DRM de Pacemaker qui pourrait être chrono-dégradable, le changement ou la recharge de la batterie vous obligeant à vous délester d'une nouvelle somme d'argent au bout d'un temps donné.

Le remplacement d'un support par un autre, d'une technologie par une autre, d'un format par un autre, n'a jusqu'ici posé "que" des problèmes de conservation, d'archivage et de stockage. De "lisibilité". Mais alors même que ces supports, que ces formats et que ces technologies sont et seront de plus en plus "implantables", qui peut aujourd'hui garantir que les Pacemaker équipés de DRM ne seront jamais inventés ? Comment gérer la transition entre de presques anecdotiques problèmes de lisibilité et d'essentiels problèmes de viabilité ? Et que deviennent les trois fléaux de l'humanité connectée quand ils s'appliquent à des dispositifs organiquement intégrés ? La batterie de notre Pacemaker ? Le Wifi de notre prothèse auditive ? Le plantage de notre puce inhibitrice d'endorphines ?

 

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Non, cela n'arrivera naturellement jamais. Cela n'est même pas imaginable. L'homo-sapiens n'a pas totalement viré homo-demens. Vous avez raison.

Comme il est inconcevable qu'une multinationale de l'agro-alimentaire affame des populations entières au moyen de brevets sur les semences. Inconcevable d'imaginer une police des graines aux mains d'une firme privée

Comme il est inimaginable que des laboratoires pharmaceutiques déposent des brevets sur le cancer du sein pour créer et préserver une rente au détriment de la recherche – par des concurrents – d'un possible traitement. Inimaginable.

 

Comme il est impensable d'imaginer qu'un fabricant de tracteurs puisse en appeler au droit d'auteur (DMCA – Digital Millenium Copyright Act) pour interdire aux paysans d'intervenir en cas de panne. Impensable.

Du pacemaker au tracteur.

Des technologies obsolètes, des pacemakers irréparables, des brevets sur le vivant, sur les maladies, des DRM sur des tracteurs. Tous ces éléments ne sont pourtant pas si éloignés les uns des autres. Du Pacemaker au tracteur. Tous ne posent qu'une seule question. Lancinante. A qui appartient la connaissance ? D'où vient ce nouvel ordre mondial de l'usage et du contrôle des savoirs ? Et comment éviter la survenue d'un monde dans lequel l'aberration d'un Pacemaker sous DRM trouverait une justification quelconque ?

Il y a en vignette de ce blog une citation de Lawrence Lessig, juriste, inventeur des licences Creative Commons, qui au lendemain du suicide d'Aaron Schwartz déclarait : "Quiconque affirme qu’il y a de l’argent à faire avec un stock d'articles scientifiques est soit un idiot, soit un menteur." Lawrence Lessig est depuis peu candidat démocrate à la présidentielle américaine. Le mouvement des "communs" se structure partout dans le monde. Pour chaque tracteur déjà équipé de DRM naissent des tracteurs open source. Il n'y a de combats économiques perdus que ceux qui n'ont pas été politiquement menés.

Ce combat commence ici.

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