World Wide (under)Wear : l’homme de Vitruve numérique

World Wide (under)Wear : l'homme de Vitruve numérique. Vers une économie de l'occupation.

Il y a l'avènement du world wide wear, celui du corps des objets et des vêtements connectés. Il y a ces interfaces qui se rapprochent sans cesse de notre corps. Il y a cette multitude de capteurs, de terminaux, qui hébergent eux-mêmes une multitude de données. Des données qui rayonnent littéralement. Qui émanent désormais non plus seulement d'antennes relais ou de bornes Wifi mais de notre corps lui-même et des dispositifs qui l'équipent, dispositifs qui affleurent à même notre peau et qui demain seront in fine intégrés, ingérés, sous-cutanés.

Body Leaks

Les corps-émetteur. Des données qui fuitent. Après les "wiki-leaks" voici le temps des "body-leaks", des vols ou des fuites de données "corporelles", des vols ou des fuites de données "à partir de notre corps".

Alors on s'équipe. Des Jean's anti-hackers voient le jour :

"Les jeans vendus 150 dollars pièce par la marque Betabrand ont deux poches, l'une devant, l'autre derrière, qui sont faites d'une matière qui bloque les ondes à courte fréquence et empêche ainsi tout vol de données. Ce pantalon nouvelle génération a été conçu en partenariat avec Norton, l'entreprise spécialisée dans la lutte contre les virus informatiques."

Bienvenue dans le World Wide … Underwear. Pour l'instant nous sommes encore dans l'ère du gadget et des early-adopters. Peu de chances que l'internaute moyen s'équipe de tels "jeans anti-hackers" car peu de pirates s'intéressent pour l'instant à nos "données corporelles". Mais. Mais lorsque dans 5 ou 10 ans ces interfaces corporelles seront devenus la norme, lorsqu'elles contiendront des données à la fois aussi sensibles (nos numéros de carte bleue, nos différents identifiants, etc …) que peut-être vitales (taux de glycémie, etc …), lorsque dans l'ère d'une connectique globale et cinesthésique ce sera au tour de nos fluides vitaux de se fondre dans le flux du déluge de données, alors … alors il nous faudra disposer de dispotitifs de contrôle, d'évitement, de maîtrise, alors il faudra que ces interfaces corporelles ne soient plus seulement séduisantes mais également "secure".

Homme de Vitruve numérique.

L'homme est un document comme les autres. Et le corps ? Le corps est un dispositif comme les autres. "L'internet of things" sera d'abord "l'Internet of Me", "l'internet des objets" sera d'abord "l'internet de mes objets". Un nouvel homme de Vitruve.

Homme-vitruve-objet

Un internet organique. Qui est aussi un nouvel organum, une nouvelle logique. Qui après avoir fait des terminaux autant d'extensions corporelles, permet désormais à notre corps d'internaliser un ensemble de terminaux, de dispositifs qui se proposent comme autant de terminaisons. Une nouvelle logique donc. Et une nouvelle frontière.

 

3779051223(Source : L'atelier.net & Forrester Technographics)

 

Une internalisation déjà observée ici-même à l'échelle des technologies mémorielles.

L'homme de Vitruve numérique est aujourd'hui soumis à 4 grands pôles d'attraction : l'humain (le "facteur" humain), l'information, les données, et les objets. 4 pôles qui se font écho à la manière d'un carré sémiotique.

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4 pôles qui structurent ce qui sont aujourd'hui les 4 instanciations principales "des internets" :

  • Le "World Wide Web" est le lien entre l'humain et l'information,
  • le "web sémantique" s'appuie sur les données issues du traitement et de la collecte de l'information,
  • "l'internet des objets" met en relation ces données et les édite au travers d'objets qui jouent également le rôle de capteurs,
  • enfin le "World Wide Wear" vient "équiper" l'homme d'objets et de vêtements.

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4 pôles qui sont également 4 paradigmes évolutifs et dynamiques de notre rapport à la connectivité.

  • le world wide web permet de connecter des informations
  • Web sémantique permet de connecter et d'éditer des données
  • L'internet des objets connecte … des objets
  • et le World Wide Wear "connecte" des humains, c'est à dire qu'il fait littéralement de chaque être humain porteur un support de connectivité là où il n'était auparavant qu'un "agent" capable de produire et de traiter du contenu. Notons qu'il ne les connecte d'ailleurs – pour l'instant – pas entre eux, mais qu'il les connecte à eux-mêmes.

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A l'échelle du World Wide Web les hommes utilisent des liens pour accéder, traiter et organiser l'information. Le "lien" est la particule élémentaire. A l'échelle du web sémantique, cette particule élémentaire est constituée par les "triplets RDF" qui à leur tour "font le lien" entre une information et un ensemble de données qui la rendent "traitable". L'internet des objets peut de son côté s'appuyer sur des capteurs ("sensors") pour faire le lien entre données et objets répartis dans notre environnement. Enfin, le World Wide Wear installe la commande vocale** ou tactile comme interaction première avec les différents "appareils" ou "vêtements" qui nous équipent, réinstallant deux sens (la voix et le toucher) à une place aussi déterminante que celle occupée jusqu'ici par la vue. Comme si les "sensors" n'étaient là que pour préparer le débarquement de nouveaux sens dans le panoptique de notre connectivité totale.

** Après Siri, OK Google, et avant Alexa, Cortana débarque en France,

Comme le montre la direction des flèches dans l'image ci-dessous, ce sont les données, la "data" qui constitue à la fois le point de fuite, le point d'équilibre, le point de convergence et la perspective globale de cet homme de Vitruve numérique.

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Se déploie alors ce nouvel organum qui dessine les principaux vecteurs de notre nouveau rapport au corps, au monde, et à la connectivité à partir de laquelle et dans laquelle ils se déploient.

A la croisée du World Wide Web et du web sémantique, le "pôle informationnel" se déploie principalement autour des contenus (textes mais aussi bien sûr images, sons, vidéos …) et de l'activité des "bots", ces programmes-robots qui sont en passe d'assurer l'essentiel de l'organisation des agencements collectifs d'énonciation à l'oeuvre sur le réseau ainsi qui occupent également la plus grande partie de l'espace discursif.

A la croisée du web sémantique et de l'internet des objets, le pôle "big data" s'organise autour des données elles-mêmes et de leur transit de plus en plus exclusif par le biais d'applications dédiées, avec le risque de voir ses applications littéralement supplanter le web pour créer un deuxième espace-réseau aux propriétés et à l'élasticité beaucoup moins grande que ne l'était le web des origines.

A la croisée de l'internet des objets et du "world wide wear", autour du pôle des objets, véhicules ou autres vêtements connectés, se sont cette fois de nouveaux "terminaux" et "dispositifs" qui font leur apparition, dispositifs qui incluent notre propre corps et qui, au moyen de capteurs (sensors) omniprésents dans notre environnement ou dans les objets eux-mêmes, conditionnent de nouvelles proxémies.

Enfin et pour boucler la boucle, à la croisée du World Wide Wear et du World Wide Web, autour de l'attracteur des humanités connectées, nos profils se déclinent au travers de nouveaux "équipements", lesquels nouveaux équipements (vêtements connectés par exemple) viendront très probablement, à terme et par la quantité de données en temps réel qu'ils permettent de collecter, supplanter lesdits profils dans la hiérarchie des données essentielles au fonctionnement des rentes attentionnelles mises en place par les grands acteurs du net.

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De nouveaux glissements sont lentement en train de s'opérer au sein même des 8 principaux vecteurs de notre vie connectée (profiles, texts, bots, data, apps, sensors, devices, equipments). Glissements qui suivent les deux principales diagonales de cet homme de vitruve numérique (diagonale unissant l'Homme aux "Big Data", et l'information aux objets).

Ainsi nos profils, servant initialement à produire des données, sont aujourd'hui principalement visibles et accessibles (avec les données liées) au travers d'applications. Les données les plus valorisables pour les GAFA étant de plus en plus les données directement "applicatives".

Ainsi les contenus (textes, images, sons, vidéos), sur la diagonale menant de l'information aux objets, sont de moins en moins des contenus "multimédia" produits explicitement par un agent humain mais transitent et sont (ou seront) majoritairement produits par le biais de capteurs répartis venant en permanence alimenter de nouveaux dispositifs à même notre corps ou dans notre environnement proche et "objectivable".

Ainsi l'activité des robots (bots) glisse – et glissera – à l'unisson vers un travail de captation et de modification opéré non plus sur les textes et les contenus eux-mêmes mais directement sur les capteurs qui nous relient à de nouveaux dispositifs de connexion.

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Ainsi les données qui permettaient de rétro-documenter l'ensemble de notre activité connectée notamment au moyen de nos statuts (sur Twitter, Facebook, etc …) vont de plus en plus s'orienter vers l'analyse de nos équipements, vêtements et/ou prothèses corporelles pour effectuer ce travail de rétro-documentation, et les plus "parlants" de nos profils deviendront non pas des activités discursives explicites et conscientes mais précisément ce qui "transpirera" en permanence de nos équipements connectés. Les fameux "body-leaks" dont je parlais plus haut et qui n'auront demain plus rien d'anecdotique. Le mouvement sera la même du côté des applications, qui elles aussi vont se décaler vers la nouvelles source que constituent nos équipements au détriment de nos statuts, in fine bien moins riches en données exploitables et monétisables.

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Il existe enfin deux manières de "lire" ce nouvel homme de Vitruve numérique.

En diachronie (horizontalité), le passage du web sémantique au world wide wear s'articule uniquement autour des 4 vecteurs que sont les robots (bots), les données (data), les dispositifs (devices) et les équipements. La part d'activité discursive propre à l'Homme est donc totalement évacuée au profit d'une automatisation reposant essentiellement sur l'activité des bots.

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En synchronie (verticalité), le passage du World Wide Wear des années 1990 à l'internet des objets des années 2020, postule (peut-être à tort, l'avenir seul le dira …) un effacement et/ou un remplacement des contenus au profit de l'activité de capteurs là où ce qui constituait jadis des profils au moins partiellement naviguables et interconnectables à l'échelle du réseau devra désormais se satisfaire de profils isolés ou segmentés dans différentes applications non interopérables.

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Obscur désir pour l'objet. Inanimés avez-vous donc une âme ?

Des "Jeans anti-hacker" comme épiphénomène anecdotique mais révélateur jusqu'aux bouleversements paradigmatiques en cours et autour de "l'internet des objets", bouleversements qui brassent à la fois de la sémantique informationnelle, des capteurs temps-réel et de l'humain augmenté au moyen de différentes prothèses, se repose à une échelle et avec des implications inédites la question soulevée par Tisseron de notre "obscur désir pour l'objet" :

"Sommes-nous en pleine science-fiction ? Non, nous sommes dans la réalité de la relation que nous entretenons avec les objets qui nous entourent. Nous ne pouvons pas nous empêcher de les aimer, et parfois plus que nos propres enfants que nous grondons durement, et parfois même avec lesquels nous nous fâchons quand ils endommagent ou cassent nos objets chéris. Seulement voilà : nous nous cachons ce désir à nous-même, et avec les robots, cela deviendra impossible. Le désir qui pousse l’homme, depuis les origines, à fabriquer des machines et à en tomber amoureux s’imposera, et la vérité sera aveuglante. Alors le mouvement qui nous pousse à trouver les robots sympathiques parce que nous les considérons comme de super outils s’interrompra brutalement : nous penserons que les robots nous menacent, nous en aurons peur, et peut-être même certains d’entre nous rêveront-ils de revenir à un moment de l’histoire où ils n’existaient pas. Mais en réalité, ce n’est pas les robots qui nous feront peur, c’est notre désir pour eux. Un désir totalement humain, mais qu’un long refoulement culturel nous aura fait ignorer au point de transformer sa découverte en un traumatisant retour du refoulé. Alors, n’attendons pas d’y être forcés par les progrès de la robotique pour reconnaître l’obscur désir qui nous pousse à être amoureux de nos objets. Apprenons dès aujourd’hui à considérer nos outils animés comme des objets de désir à part entière, différents à la fois du règne animal et humain. Les robots ne feront jamais que simuler des comportements, y compris dans le domaine émotionnel, mais cela suffira à pouvoir nous rendre amoureux d’eux." (Source)

La thèse de Tisseron ne s'applique pas uniquement aux "robots humanoïdes" mais couvre l'étendue de l'ensemble des objets, désormais connectés et qui ornent notre quotidien et rythment nos interactions avec le monde et avec les autres. Ce double surinvestissement (affectif ET technologique) soulève des questions à la fois passionnantes et potentiellement angoissantes dans le ratio et l'arbitrage qui sera mis en place, justement entre l'affectif et le technologique, entre un affect décisionnel et une technologie prescriptrice, entre un affect prescripteur et une technologie … décisionnelle.

Si, après celles de l'artefact, des technologies de l'affect doivent émerger, elles le feront autour et à l'occasion de la systématisation de l'internet des objets.

Et ces technologies de l'affect, outre l'internet des objets, auront besoin d'interfaces capables de transmettre et de rendre compte desdits affects. Ce qui explique et justifie rétroactivement tout le travail de recherche et développement autour de la mise en calculabilité du toucher (interfaces tactiles) et de la voix (interfaces vocales), en plus de la vue (Google Glasses et lentilles connectées pour diabétiques), qui reste le plus ancien ou en tout cas le "premier" sens mobilisé par les technologies.

#Occupy Wallstreet Attention

Derrière cet homme de Vitruve numérique, l'une des principales questions posées me semble être l'avenir et la pérennité du modèle de l'économie de l'attention. Un modèle qui en à peine une dizaine d'années, et malgré l'arrivée programmée du prochain milliard d'internautes au sein des plateformes qui trustent aujourd'hui l'essentiel de nos temps de cerveaux connectés disponibles, un modèle qui a déjà presque tari la ressource naturelle sur laquelle il a prospéré (notre attention donc). Il faut donc prévoir a minima une évolution ou une transformation de ce modèle.

Evolution qui pourrait être la suivante : l'économie de l'attention se transformera en "économie de l'occupation" avec comme point pivot de l'une à l'autre une économie de la distraction. La distraction qui, algorithmiquement régulée et organisée, est seule capable de focaliser notre attention et de la transformer en occupation.

Là où l'attention dans la thèse de Herbert Simon était définie – en gros hein … – comme la somme du temps de visionnage, du temps d'audition et du temps d'usage, l'économie de l'occupation pourrait être définie par la somme du temps de captation passive, du temps de mesure passive et du temps d'interaction directe avec des équipements et des dipositifs à portée ou en relation directe avec 3 de nos 5 sens (vue, toucher, voix).

Plus précisément l'économie de l'occupation pourrait se résumer ainsi :

+ Temps de captation passive (principalement de nos données)
+ Temps de mesure passive (principalement de nos comportements)
+ Temps d'usage passif (de dispositifs et/ou d'objets disséminés à même notre corps et/ou dans notre environnement cinesthésique direct, c'est à dire à portée de 3 de nos 5 sens)
= Temps d'occupation

Comme on le voit sur la métaphore visuelle de l'Homme de Vitruve ci-après, si l'économie de l'attention s'exerçait sur la partie "haute" de nos facultés, l'économie de l'occupation est davantage centrée sur la partie basse de notre "mobilité", sur nos fonctions motrices plus que sur nos fonctions cérébrales. Et là où l'économie de l'attention mobilisait avant tout de l'information et des espaces de discours (partie haute toujours), l'économie de l'occupation mobilise principalement des données et des capteurs (partie basse).

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Et les objets comme nouvelle pierre philosophale de cette transmutation de l'attention en occupation. Une économie de l'occupation donc. Retour aux sources. "Economie" : oïkonomia, gestion de la maison. Une maison remplie d'objets.

#CQFD Ce qu'il faut de Datas.

Un commentaire pour “World Wide (under)Wear : l’homme de Vitruve numérique

  1. Excellente synthèse qui ouvre de nombreux champs de discussion.
    Quelques questions sur la terminologie, qui est loin d’être innocente.
    Dans le schéma des usages des 4 quadrants tu lie l’usage du web aux liens, je n’ai rien à redire. Par contre, définir le lien comme « particule élémentaire » me paraît abusif. En effet le lien est la base de l’usage du web mais le web contient aussi du texte/image/son. Ces derniers sont réellement ou potentiellement indexables (et par conséquent « particulable ») et Google ne s’en prive pas sur le texte (la partie la plus aboutie en étant Google scholar qui poste les citations) et tend à le faire pour le reste, il n’en reste pas moins que la « substance » du web n’est pas entièrement « combinable », du moins à ce jour.
    C’est par contre une des caractéristiques des données ouvertes liées qui forment le web sémantiques, qui elles, en tant que triplet élémentaires » sont connectables ad libitum, ce qui est l’un de ses potentiel les plus intéressant.
    Je suis tout à fait d’accord avec la convergence finale vers les data mais il me semble qu’il faut quand même différencier les « traces » issu de capteurs quels qu’ils soient des données « saisies » qui procèdent d’un découpage (in)conscient de la réalité, et « nomment » les choses. Les apps qu’on leur applique ne devraient pas être les mêmes si l’on veut éviter les biais d’interprétations déjà nombreux quand l’on traite d’un seul domaine.
    Le terme ro(bots) me gène un peu du côté francophone. Si je comprends bien, il s’agit d’agent intelligent. Quant à leurs fonctionnalités on parle de la même chose, mais sur les connotations ce n’est pas la même chose en français et en anglais. Le terme robot en français inclus également des objets productifs qui entre directement en concurrence avec l’activité humaine. Les agents (qui agissent au nom ou en place de) sont également les concurrents bien réel des travailleurs du savoir, mais cela demanderait à être affiné. Mais peut-être as-tu sciemment joué de ce double sens.
    Quant au schéma conclusif (attention versus occupation) je le comprends comme hypothèse de travail. Je ne suis pas certain que la partie « haute » soit aussi clairement séparée de la partie « basse ». Chaque fois qu’il y a rétroaction de notre attention il y a captation de données (les mesures d’audience mais anonyme apprennent quelque chose de nous). Là encore il y a matière à creuser.

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