Notre problème avec Facebook est un problème de topologie.

Interviewé par l'AFP au sujet de la fameuse "affaire des statuts privés devenus publics mais en fait non ou alors peut-être que si mais en fait personne a vraiment pris le temps de vérifier", le résultat est lisible ici ou .

Verbatim.

Je reproduis ci-après le verbatim complet de l'échange de mails qui a servi de base à cette dépêche :

Que cette fuite de messages privés sur Facebook soit avérée ou pas, les premières rumeurs se sont répandues comme une trainée de poudre et en quelques heures le web a été saturé d'inombrables témoignages d'utilisateurs, affirmant être eux aussi victimes du problème. Comment s'explique ce phénomène de masse, peut-on le qualifier d'incontrôlable voire d'irraisonné ?
Notre problème avec Facebook est un problème de topologie : le site rassemble près d'1 milliard d'utilisateurs mais ils ne sont pas répartis dans une mégalopole, dans une ville très "étalée", ils sont tous entassés dans un même immeuble. Du coup ils deviennent tous rapidement des voisins. Et entre voisins, sur Facebook comme dans la vie réelle, les rumeurs et les infos circulent très très vite. D'autre part, la sensibilisation des usagers à l'importance de la "vie privée" et les fréquents dérapages de Facebook en la matière font que cette alerte ne me semble pas irraisonnée. Du côté des utilisateurs cet excès de zèle et de prudence me semble plutôt être une bonne chose. Je n'en dirai pas autant de la réaction des politiques dont on pourrait attendre plus de recul et d'analyse et pas cette absurde course à la réactivité.

La démocratisation des réseaux sociaux et la large place qu'ils occupent dans nos vies rendent-ils ce genre de réaction inévitable ? comment prendre la distance qui s'impose ?
La vraie question c'est : et si cela avait concerné un autre sujet, plus "grave, plus important ou plus "vital" ? Comment contrôler, s'approprier, comprendre et maîtriser les logiques de viralité propres à cet environnement ? Facebook et les réseaux sociaux en général modifient nombre des codes explicites ou implicites de la communication et des relations interpersonnelles : on parle à des gens même quand ils ne sont pas là, ce que l'on dit ne s'efface jamais, etc … C'est à ces changements que les politiques devraient s'intéresser pour mettre en place des actions de formation spécifiques et systématiques.
 
Y a-t-il une crainte latente, une méfiance (voire une paranoia) propre au thème très délicat du respect de la vie privée, qui fait qu'à la moindre rumeur sur le sujet, les utilisateurs s'engouffrent dans la brèche ?
Ce que montre cette affaire c'est l'évolution de notre perception de la privauté, de ce qui relève du public et du privé. Pour la plupart des utilisateurs concernés par ce "bug", des messages postés publiquement il y a 3 ou 4 ans leur semblent aujourd'hui relever de la sphère privée. Beaucoup de sociologues (Dominique Cardon en France, Danah Boyd aux USA) ont déjà largement étudié et documenté ces évolutions. Le plus fascinant ou inquiétant dans cette affaire est qu'en moins de 8 ans d'existence, un seul site soit capable de modifier aussi vite et à ce point les représentations culturelles et sociétales, le "vivre ensemble" de la moitié de la planète connectée.`

Et j'en profite pour développer un peu.

Quand je file la métaphore de l'immeuble unique d'1 milliard (enfin
presque) d'habitants, je songe à Pierre Lévy quand il indiquait que le
5ème des 6 principes de l'hypertexte était celui de la topologie et que "Dans
les hypertextes, tout fonctionne à la proximité, au voisinage. Le cours
des phénomènes y est affaire de topologie, de chemins. (…) Le réseau
n’est pas dans l’espace, il est l’espace
" (Lévy, 1990). Pierre Lévy qui n'envisageait naturellement pas à quel point ce principe topologique du voisinage serait opérant lorsque le graphe des profils aurait remplacé celui des mots et des textes.

Quand j'écris que "notre principal problème avec Facebook est un problème de topologie", je le pense vraiment 🙂 Je pense à cette définition de la topologie comme science mathématique dans laquelle "une tasse à café est identique à une chambre à air, car toutes deux sont des surfaces avec un trou." (Steward 00)

Je pense à une topologie dans laquelle l'enjeu n'est plus la distance
qui nous sépare d'un point à un autre, d'un texte à un autre, d'un
profil à un autre profil, cette distance qui se réduit sans cesse, ce diamètre du graphe navigable qui se restreint toujours davantage, mais je pense à une topologie comme une science dont l'enjeu est "d'établir des rapports d’invariance à l’intérieur d’une transformation" (Steiner 98 p.573). La transformation c'est celle de ces messages (posts) qui hier étaient ressentis comme "publics" et le sont aujourd'hui comme "privés", et les rapports d'invariance sont ceux décrits par Dominique Cardon et Danah Boyd (notamment).

Mais ce sont aussi ces rapports d'invariance kakonomique ("La kakonomie c'est l'étrange mais très largement partagée préférence
pour des échanges médiocres tant que personne ne trouve à s'en
plaindre
") dans les interactions entre usagers.

"Facebook et d'autres sites similaires (Twitter, etc) sont des exemples
de l'économie du nouveau millénaire, la face cachée des préférences
humaines que nous souhaitons cacher dans l'espace public "high" (de
haute qualité), mais que nous adorons partager avec des gens dont nous
sommes sûrs qu'ils sont attachés aux mêmes standards "low" (de qualité
médiocre).
" Gloria Origgi

Chaque changement d'interface de Facebook (récemment le passage à la Timeline) équivaut pour l'usager à un errance cognitive semblable à celle qui marque le passage d'une chambre à air à une tasse à café. Errance en général de courte durée, le temps de s'apercevoir que ladite "nouvelle interface tasse à café" nous permettra bien de retrouver les mêmes interactions de bas niveau (kakonomiques donc) que "l'ancienne interface chambre à air" dans laquelle nous avions pris nos habitudes.

Un problème de topologie. "La topologie est la géométrie des surfaces élastiques. Elle s’intéresse davantage au qualitatif qu’au quantitatif, et demande : Si vous ignorez les mesures, que pouvez-vous dire sur la structure globale ?" (Gleick 91 p.69) Or des mesures de Facebook on ne sait rien ou le peu que Facebook veut en dire, et en sommes réduits à conjecturer sur la structure globale.

Et puis soudain … c'est la catastrophe.

Enfin, quand on parle de topologie, on en arrive rapidement à René Thom et à sa théorie des catastrophes.

"Supposons que j'aie un espace dans lequel il se passe des choses. Je regarde ce qui se passe et je divise les points en deux catégories: les points réguliers où il ne se passe rien à première vue, c'est-à-dire que tous les observables sont continus en ce point ou au contraire, il s'y passe quelque chose: alors il y a au moins un observable qui est discontinu. Il y a discontinuité observable en ce point-là, alors dans ce cas-là je dis que c'est un point de catastrophe" (source) 

Or ce qui s'est produit (ou ce qui ne s'est pas produit vu qu'on n'a toujours pas bien compris s'il s'était ou non produit quelque chose), or, disais-je, ce qui s'est produit pour les messages censémment privés de Facebook est une catastrophe au sens thommien (?) du terme. Partez pas, j'explique. A l'origine d'une catastrophe, il y a souvent, au sein d'un espace donné (en l'occurence Facebook), ce que Thom appelle une résistance, laquelle résistance produit de la singularité :

"(…) des singularités apparaissent lorsque l’on soumet en quelque sorte l’espace à une contrainte. La manche de ma veste, si je la comprime, je fais apparaître des plis. (…) ; lorsqu’un espace est soumis à une contrainte, c’est-à-dire lorsqu’on le projette sur quelque chose de plus petit que sa propre dimension, il accepte la contrainte sauf en un certain nombre de points où il concentre toute son individualité première. Et c’est dans la présence de ces singularités que se fait la résistance. Le concept de singularité, c’est le moyen de subsumer en un point toute une structure globale." [Thom 93 p.23]"

Hier, dans cet espace à la topologie particulière qu'est Facebook, s'est produite une résistance lorsqu'en un certain nombre de points de cet espace, des gens qui ont vu d'anciens messages soi-disant "privés" soudain devenus soi-disant "publics". Il y a eu de la "discontinuité observable" (par certains) en un certain nombre de points. C'est dans ces points réticents à la contrainte (la contrainte étant en l'occurence l'acceptation que tout ce l'on raconte dans cet espace doit être public par défaut), c'est dans ces points que sont venues se concentrer nos individualités premières, comme autant de plis mémoriels à la surface habituellement si lisse de nos usages candidement connectés, se rappelant un instant qu'il devrait être possible que tout ne soit pas public par défaut. Et entraînant une impression de mouvement de résistance, impression largement relayée par la presse et les médias, impression largement relayée par chacun d'entre nous, car chacun d'entre nous attend effectivement que se produise la catastrophe. L'attend et l'espère tout en espérant l'attendre le plus longtemps possible et pour autant que cela ne réduise pas trop le plaisir pervers de l'attente.

Attendre encore. Attendre la catastrophe. Cette catastrophe qui ne s'est pas produite hier. Sauf peut-être dans la topologie de Facebook. Sauf peut-être dans l'espace de nos représentations sociales de cet espace.

Notre problème avec Facebook est d'abord un problème de topologie.      

  • (Gleick 91) Gleick J., La théorie du chaos. Vers une nouvelle science. Paris, Flammarion, coll. Champs, 1991.
  • (Lévy 90) Lévy P., Les technologies de l’intelligence – L’avenir de la pensée à l’ère informatique.Paris, La Découverte, 1990.
  • (Steward 00) Stewart I., "Simples pavés : une méthode générale pour créer des pavages du plan.", pp.106-107, in Pour la science, n° 272, Juin 2000.
  • (Steiner 98) Steiner G., Après Babel, Paris, éd. Albin Michel S.A., 1998.
  • (Thom 93) Thom R., Prédire n’est pas expliquer. Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1993.

Pour en finir.

Revue très très subjective des meilleurs articles sur le sujet.

 

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