Le chercheur en son labo.

Je suis maître de conférences en sciences de l'information et de la communication (SIC) depuis 7 ans. Je suis également, peu ou prou depuis 10 ans (7 + 3 années de thèse), SLF : Sans Labo Fixe.

Rejoindre un laboratoire de recherche n'est pas toujours chose aisée. Dans mon cas, les choses avaient plutôt mal commencé. Déjà à l'époque de ma thèse je m'en étais allé tout guilleret solliciter la personne en charge du seul laboratoire en SIC de la ville. Par deux fois elle me refusa l'entrée dans son labo au motif que – 1ère fois, au début de mon doctorat – "ma thèse ne relevait pas vraiment du champ des sciences de la communication" (je travaillais sur la question de l'hypertexte à la fois du point de vue des sciences de l'information et de celui des lettres modernes). Second refus, à l'issue de ma thèse, alors que j'étais en post-doc dans une société éditant des logiciels de knowledge management, au motif que le labo avait besoin "de chercheurs déjà en poste dans l'optique de la prochaine évaluation quadriennale". Il va de soi qu'aucun des 2 motifs de refus n'était valable, mon éviction relevant in fine d'une vieille (mais tenace) rancune scientifico-personnelle** à l'égard de ma directrice de thèse. Bref, je m'étais donc rapproché, grâce à ma directrice de thèse, d'un autre labo, totalement hors de ma discipline mais beaucoup plus accueillant 🙂

<petite parenthèse> **les rancunes scientifico-personnelles sont à la vie universitaire ce que les nuages sont à la pluie : un préalable indispensable. Elles ont pour fondement une animosité personnelle reposant le plus souvent sur un simple délit de sale gueule ou une répulsion physique (51 % des cas), un rateau amoureux ou un refus d'obtempérer à l'exercice du droit de cuissage (26% des cas), une sombre histoire d'argent ou de subvention détournée (19% des cas), ou bien encore de résultats de recherche copiés et autres plagiats (4% des cas). Elles sont le plus souvent déguisées sous le fard de controverses techniquo-scientifiques (du genre "sa définition de l'épistémologie critique des analyses de l'impact social de la téléphonie mobile contredisent tout l'apport de l'école de Stockholm sur l'observation participante en milieu cellulaire humide"). Elles rejaillissent systématiquement sur l'entourage, et surtout sur les doctorants de la personne visée. Elles expliquent à elles seules l'essentiel de la composition des jurys de thèse et des comités de sélection (anciennement commissions de spécialistes), et peuvent à ce titre être considérées comme les principaux régulateurs de l'ensemble de la masse salariale de l'université. Ainsi, un chercheur ne pouvant se prévaloir d'au moins 4 ou 5 rancunes scientifico-personnelles ne deviendra jamais un universitaire digne de ce nom. Il est à noter que les rancunes scientifico-personnelles sont étrangement le plus souvent de nature top-down, un individu ayant déjà acquis puissance et notoriété s'échinant à empêcher sa cible d'en ramasser ne serait-ce que les miettes pour le seul plaisir de ressentir l'étendue de son pouvoir de nuisance. </petite parenthèse>

A ma nomination comme maître de conférences à l'université de Nantes (IUT de La Roche sur Yon), le profil de poste mentionnait une jeune équipe de l'IUT, pilotée par une collègue sociologue et agrégeant différents profils allant des lettres modernes à la psychologie de l'enfant en passant par les sciences de l'information. Malgré l'acharnement et la compétence de chacun, ladite jeune équipe ne parvint pas à devenir pérenne et fut rattachée puis absorbée puis dissoute dans un laboratoire de psychologie de l'université de Nantes, laboratoire lui-même très récemment rattaché puis absorbé puis dissout dans un encore-plus-grand laboratoire regroupant plusieurs entités de recherche de la région Ouest.

Ces 7 années furent donc faites de collaborations aussi fécondes qu'occasionnelles, aussi rares que stimulantes, avec différents laboratoires, le plus souvent au titre de chercheur associé, assez souvent également sans aucun titre du tout. Concrètement, j'étais depuis presque 2 ans sans aucun laboratoire de rattachement, ce qui ne m'empêchait nullement ni de dormir ni d'exercer mon métier d'enseignant-chercheur mais qui tendait tout aussi concrètement à attirer sur moi le bras vengeur de l'AERES réclamant ma lapidation sur l'autel sacrificiel de l'excellence.

Si je vous raconte tout cela, ce n'est pas par nombrilisme ou pour le plaisir de dire du mal de l'institution qui paye mes factures et mon loyer, mais parce que cette situation est hélas de plus en plus partagée par un grand nombre de collègues, notamment jeunes, notamment en SHS. Les raisons sont multiples : d'abord la localisation des sites universitaires "délocalisés" qui rend souvent très délicate la participation à une vie de laboratoire (ces derniers étant le plus souvent ancrés dans l'université de rattachement, compter souvent 70 à 100km de distance), ensuite la nature des champs scientifiques eux-mêmes qui fait que certaines thématiques de recherche sont sous-représentées (par exemple les sciences de l'information par rapport aux sciences de la communication) et rendent délicate voire impossible l'appartenance à une équipe (sauf à accepter, ce que beaucoup font faute de mieux, de renoncer à l'essentiel de ses thématiques de recherche ou à les transposer à un point tel qu'elles ressemblent autant à ce qu'elles étaient à l'origine qu'une installation de Duchamp ressemble à un Van Gogh). Ajoutez à cela le fait que les charges administratives remplies et assumées par les maîtres de conférences sont aujourd'hui plus qu'hier aussi pléthoriques et redondantes qu'assomantes et rendent presqu'impossible à certaines périodes la libération d'un temps nécessaire à l'activité de recherche, prenez également en compte que depuis les récentes réformes liées à la LRU les labos (et les chercheurs) se livrent entre eux une véritable guerre à la publication qui tourne souvent au vaudeville (genre "tu sors du labo ou tu y restes mais tu n'auras aucune subvention pour tes recherches et tes colloques vu que tu ne publies pas assez"**), ajoutez enfin l'inénarable course à celui qui a le plus gros (labo, équipement, etc …) ou la plus longue (liste de publications, de directions de thèse, etc …), et vous aurez alors une idée assez claire des raisons pour lesquelles de nombreux – jeunes – collègues sont aujourd'hui encore des SLF (sans labo fixe) de la recherche.

** dans l'un de mes labos de passage, j'ai ainsi vu un cénacle de professeurs et maîtres de conférences HDR sommer une jeune collègue en poste depuis deux ans de rembourser les 70 euros de billets de train qui lui avaient été alloués par le labo pour se rendre à un colloque au motif que sa participation audit colloque n'avait pas donné lieu à la publication d'actes pris en compte par l'AERES dans l'évaluation du labo. J'vous jure.

Cercle éminemment vicieux puisque le monde scientifique fonctionnant essentiellement par cooptation et népotisme, si vous n'êtes pas dans un labo, vous n'êtes pas non plus sollicité pour des comités de lecture de revues, vous ne pouvez pas vous impliquer dans l'organisation de manifestations scientifiques et autres colloques, vous ne pouvez pas non plus avoir de subventions pour aller participer à des colloques, vous ne pouvez pas participer à des projets de recherche labellisés, bref, vous êtes un loser incurable vu que vous ne pouvez pas remplir votre dossier d'évaluation scientifique avec les rubriques habituelles (comité de lecture, comité de rédaction, organisation de colloques, participation à des colloques, projets de recherche labellisés, etc.)

Un maître de conférences étant statutairement payé pour assurer 192h de cours (mesurés en "équivalent TD") et autant d'heures de recherche dans son labo, n'allez donc pas croire que cette inconfortable situation m'empêcha de mériter mon salaire 🙂 Mon quota d'heures de cours étant de toute façon déjà explosé, mon quota de recherche fut, comme celui de l'immensité de mes collègues rempli bien au-delà du minimum requis. Et je fis mien l'adage de l'un de mes vieux maîtres à penser qui, lorsque je lui confiai un jour mon désarroi de ne point trouver de port d'attache à mon labeur, me répondit aussi efficacement qu'abruptement ceci :

"On s'en fout. De tout'façon, y'a que ta réputation et tes publications qui comptent dans une carrière universitaire."

Je m'attachai donc à pérenniser une petite entreprise du nom d'Affordance censée assurer la 1ère inconnue de cette équation, et veillai également à satisfaire la seconde inconnue, c'est à dire l'obsessionnelle critériologie quantitative de l'AERES en termes de publications pour ne jamais connaître l'infâmie d'être un chercheur "non-publiant".

Et puis, ma réputation restant à l'unisson de mes publications (et réciproquement ;-), de réseau en réseau, de Mercato et Mercato, d'année en année, du fusions-acquisitions (le nom que portent les rapprochements entre laboratoires et universités dans la vraie vie) en fusions-acquisitions, je suis aujourd'hui ravi de vous annoncer que je rejoins, comme chercheur à titre principal, le laboratoire TACTIC (Traitement et Appropriation des Connaissances par les TIC) de l'université Paris-Ouest Nanterre-La Défense. C'est l'AERES qui va être contente. Et moi aussi, pour au moins 2 raisons : d'abord parce que j'y retrouverai des collègues pour lesquels j'ai beaucoup d'estime (dont Louise Merzeau) et ensuite parce que je pourrai y travailler sur des thématiques et des méthodologies qui correspondent à ma pratique scientifique depuis – au moins – 7 ans.

3 commentaires pour “Le chercheur en son labo.

  1. Bravo ! Je suis désolé de savoir à quel point tout cela est vrai, et heureux que ce soit Nanterre qui ait tiré le « bon numéro » (et je découvre ce labo en prime, j’ai pas perdu mon temps.)

  2. Bravo pour ce nouveau laboratoire et merci pour cette description très réaliste ; je pense cependant qu’il y a malgré tout des questions de responsabilités individuelles des directeurs-trices de labo et des professeurs. En tant que PR nouvellement nommé, je commence à réaliser la responsabilité que c’est de ne pas se laisser entraîner dans des mauvaises pratiques. Et si je dis cela, ce n’est pas seulement parce que je suis vertueux :), mais aussi parce qu’il y a dans mon labo une pression salutaire des maîtres de conférences sur les profs.
    Quoi qu’il en soit, je pense qu’on peut faire changer les choses, et essayer de rendre notre environnement moins madarinal, c’est-à-dire plus vivable pour tout le monde.

  3. Bonjour Olivier et bravo pour le labo.
    Pour autant, Nanterre – La Roche Sur Yon ce n’est pas la porte à coté. Allez-vous être détaché de votre labo TACTIC (qui dépend de la fac de Nanterre) et rester à l’IUT de La Roche (qui dépend de la fac de Nantes) ?

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