Nos mémoires ne valent pas un cloud

Monsieur Toumaurau. Il est 19 heures dans la vraie vie. Monsieur Toumaurau habite Nantes. Il cherche à se procurer un livre. Il veut se rendre à la librairie, mais la librairie n'a plus d'adresse stable. Elle est un jour située au pied du quartier de la défense à Paris, un autre jour dans le jura, un troisième jour à Toulouse. La librairie n'a plus d'adresse stable parce qu'elle dispose de toutes les adresses existantes. Il suffit à Monsieur Toumaurau de pousser une porte pour être dans la librairie. Il entre et cherche quoi lire. Il aimerait bien un roman de science-fiction. En rayonnage le classement par nombre de "like" a déjà depuis longtemps remplacé l'ordre alphabétique ou thématique. Monsieur Toumaurau optera pour le roman Bit.ly/Ep6bCKtt. Pratique de ne plus avoir à retenir de nom d'auteur ou même de titre. Avec 17 000 like dont 70 en provenance de profils affichant les mêmes préférences littéraires que les siennes, Monsieur Toumaurau voit, en même temps qu'il règle 6 euros depuis son cellulaire, s'afficher sur l'écran de sa liseuse qu'il n'a que 17% de chances de ne pas aller au bout de le lecture du roman Bit.ly/Ep6bCKtt. Il commence à lire et à générer des liens sponsorisés qui, s'il s'applique, lui rapporteront un peu plus de 2 euros la semaine. Ce qui ramènera donc le prix d'achat de son roman à moins de 4 euros net. Monsieur Toumaurau est un bot, un lecteur industriel, un robot de dernière génération qui indexe en temps réel les ouvrages disponibles et génère des liens sponsorisés. Il est 19h01 sur le réseau. Monsieur Toumaurau habite Lyon.

Les 3 petites morts du web.

Le web s'est construit sur des contenus, bénéficiant d'un adressage stable, contenus librement accessibles et explicitement qualifiables au moyen des liens hypertextes. Ces 3 piliers sont aujourd'hui ouvertement menacés.

  1. L'économie de la recommandation est aussi une économie de la saturation. Les like et autres "+1", les stratégies du graphe des bouton-poussoir menacent chaque jour davantage l'écosystème du web. nous ne posons plus de liens. Nous n'écrivons plus, nous ne pointons plus vers d'autres écrits, vers d'autres adresses, vers d'autres contenus. Nous préférons les signaler, en déléguant la gestion de ces signalements éparpillés à des sociétés tierces sans jamais se questionner sur ce que peut valoir pour tous un signalement non-pérenne, un signal éphémère.
  2. L'externalisation de nos mémoires est devenue l'essentiel de nos modes d'accès de de consommation. L'informatique est "en nuages". Nos mémoires documentaires, mais également nos mémoires intimes sont en passe d'être complètement externalisées. Nous avons tendance à oublier l'importance de se souvenir puisqu'il est devenu possible de tout se remémorer.  Les contenus sont dans les nuages. Ils ne nous appartiennent plus, ils ne sont plus stockables. La dématérialisation est ici celle de l'épuisement, épuisés que nous serons, demain, à tenter de les retrouver, de les rapatrier, de se les réapproprier.
  3. Le web ne manque pas d'espace, son espace étant virtuellement infini. Pourtant les services du web s'inscrivent dans une logique d'épuisement. Les raccourcisseurs d'URL, nés sur l'écume de la vague Twitter fleurissent aujourd'hui partout. Même la presse papier y a de plus en plus fréquemment recours. les adresses raccourcies, épuisent les possibilités de recours, les possibilités de retour. IRL comme URL, sans adressage pérenne, les digiborigènes que nous sommes se trouvent condamnés au nomadisme à perpétuité.

Saturation. Epuisement. Externalisation. Les 3 fléaux.

 

Big four. Facebook, Google, Apple, Twitter sont des dévoreurs d'espace. Ils ont colonisé le cyberespace. Ils y ont installé leurs datacenters. Ils y ont instauré des droits de douane. Ils ont décidé qu'il serait plus "pratique" pour nous de ne pas pouvoir télécharger et stocker un contenu que nous avons pourtant payé, qu'il serait plus pratique d'y accéder en ligne. A une adresse qui n'est plus celle du contenu mais celle du service hôte. Leur adresse. Ils ont décidé d'organiser la hiérarchie et la visibilité de ces contenus à l'applaudimètre. Ils ont décidé que nos messages seraient limités à 140 caractères. Ils nous ont contraint à passer par des adressages indéchiffrables (url shorteners) pour pointer vers un contenu.

Consentement en clair-obscur. Les choses ne sont naturellement ni aussi simples ni aussi noires. Nous avons soutenu ces projets ; nous avons peuplé ces espaces vierges ; nous avons profité des infrastructures qu'ils mettaient à notre disposition gratuitement. Nous avons emménagé librement dans ces colonies.

Retour aux fondamentaux. Le rêve réalisé de Tim Berners Lee et des autres pionniers avant lui était celui de l'infini des possibles, celui d'une écriture dans le ciel que rien n'entrave. Certainement pas le projet d'une inscription, d'une engrammation dans des nuages fermés et propriétaires.

Pour les contenus. Le droit d'avoir une adresse stable. Le droit de pouvoir y être trouvé, retrouvé. Le droit au stockage local sans lequel il n'est plus de droit de transmettre un bien (culturel) en dehors du super-marché qui l'héberge. 

Que serait Sisyphe sans mémoire ? Les sociétés humaines, les "civilisations" se construisent sur de la mémoire. Sur une mémoire partagée et rassemblée et non sur des fragment mémoriels largement "partagés", en permanence "disséminés", épars. Le seul vrai projet pour civiliser l'internet serait d'empêcher cette priva(tisa)tion de nos mémoires, de nos mémoires intimes, de nos mémoires sociales, de nos mémoires culturelles. Des bibliothèques y travaillent, avec le dépôt légal de l'internet, avec le Hathi Trust pour la numérisation des oeuvres libres de droits, y compris même en archivant la totalité de Twitter. Elles essaient. Elles tatônnent encore parfois. Mais elles ont compris. Pas de mémoire sans archive. Pas d'oubli sans traces effacables. Pas de civilisation sans patrimonialisation pensée. Le temps de cerveau reste disponible. Le temps d'accéder à nos mémoires est compté. Nous seuls en sommes comptables. Sauf à considérer que …

… Nos mémoires ne valent pas un cloud.

<Update> Dans la guerre qui s'annonce entre les lieux de mémoire et de conservation que sont les bibliothèques d'une part, et les grands acteurs commerciaux de la marchandisation des accès mémoriels que sont les big four suscités d'autre part, il est urgent de rappeler que les premières sont dans une situation critique en Angleterre, en Espagne, aux Etats-Unis … sans parler de celles du Portugal, de la Grèce, etc … </Update>

A l'origine de ce billet :

  • L'entrevue éclairante avec Tim berners Lee dans le dernier numéro de Pour la Science.
  • Un tweet signalant le service http://urlte.am/ qui tente, un peu à la manière du Hathi Trust dans un autre domaine, de bâtir une archive stable et pérenne des adresses raccourcies.

 

 

4 commentaires pour “Nos mémoires ne valent pas un cloud

  1. Il faut toujours se méfier des raccourcis. Les accélérateurs de diffusions renforcent l’absence de temps de réflexion et contraignent trop souvent à l’utilisation de ces petits liens sans identités. Ainsi cliquer devient une roulette russe reposant sur la seule confiance dans l’émetteur qui n’est souvent que le rebond d’un autre émetteur. Et les amis de mes amis ne sont pas mes amis (d’abord j’ai peu d’amis).
    Sur l’émiettement externalisé par le cloud, on voit toutefois poindre d’autres mouvements inversés : l’ipv6 et sa capacité de donner une existence réseau à chaque source et les frémissements du home computing. Une alternative qui n’intéressera sûrement pas les adeptes du prêt à digérer, mais le plus important est-il de convaincre les masses ou développer les diversités?
    Sur ce, il me reste quelques mémoires à finir de lire.
    Si juste avant de partir : d’avoir raccourci les numéros de téléphone dans les mémoires de nos portables aboutit à ce que nous soyons incapables d’appeler qui que ce soit de proche si nous sommes en panne de batterie…

  2. Je profite de ce billet pour partager une réflexion que je me suis faite récemment en regardant les usages des gens qui m’entourent. Ces derniers ne se servent plus des liens hypertextes pour accéder aux sites qu’ils fréquentent, même s’ils les connaissent, préférant passer par Google. C’est valable pour les gens qui m’entourent, mais également pour une immense majorité de la planète, si l’on considère que la recherche la plus effectuée sur Google est “Facebook”…
    Je crois pouvoir affirmer sans trop me tromper que c’est Firefox qui a très largement développé cette – très – mauvaise pratique : les gens cherchent dans la barre de recherche Google plutôt que d’écrire l’URL. Cette pratique a même supplanté les sites “favoris” que l’on peut épingler dans son fureteur.
    La fondation Mozilla doit d’ailleurs maintenant se mordre les doigts, puisqu’ils ont très largement contribué au succès de Google, en l’intégrant par défaut en page d’accueil sur FF et en mettant la barre de recherche sur Google par défaut, et la firme le leur a bien rendu en sortant Chrome… Un navigateur pour lequel Google a d’ailleurs fusionné la barre d’adresse et la barre de recherche.

  3. Total recall. Silico transit memoria mundi

    Prologue. L’idée de ce billet est née d’une lecture croisée : le texte d’Eric Dupin sur une nouvelle fonctionalité de Facebook permettant de faire remonter d’anciens statuts vieux d’un an ou deux (sur le mode “ce que vous disiez il…

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