Le marché du livre comme algorithme.

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Nota-Bene : je déroge à la ligne éditoriale (floue) de ce blog qui veut que je ne publie habituellement le vendredi que mes "petits liens du week-end", réservant le dimanche soir à la publication de billets plus fouillés. Mais en l'occurence, le document analysé dans ce billet vaut la peine que vous passiez une partie de votre Week-end à y réfléchir – enfin si vous avez rien de mieux à faire bien sûr – tant les enjeux sont considérables pour le monde et le marché du livre. Fin du teasing, on peut y aller 🙂

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Le très récent accord historique passé par Google avec les éditeurs américains continue de faire causer sur la toile et ne laisse personne indifférent. Prosper nous signale que les mêmes éditeurs ont mis en ligne un document à destination des bibliothèques pour "expliquer" les tenants et aboutissements dudit accord : "A Guide for the Perplexed : Libraries and the Google Library Project Settlement". Ce qu'on apprend dans le document pdf mis en ligne est réellement hallucinant tant cela témoigne de la candeur avec laquelle les éditeurs ont de facto délégué à Google la capacité de faire du marché du livre, "son" marché du livre. Petite explication et extraits …

Avec tout d'abord les nouvelles règles du jeu : 

  • pour les ouvrages libres de droits, rien ne change (=Google affiche le texte intégral et permet de le télécharger) ; 
  • pour les ouvrages sous droits mais qui ne sont plus dans le circuit commercial, Google pourra afficher jusqu'à 20% du texte, pas plus de 5 pages consécutives, et pas plus de 4 pages qui se suivent quand on fait une recherche par mot-clé à l'intérieur de l'ouvrage, et pour les oeuvres de fiction de cette même catégorie, Google ne pourrait afficher que 5% des pages et pas plus de 15 pages se suivant et jamais les dernières pages de l'ouvrage, et pour les oeuvres – toujours de la même catégorie – du genre "poésie, nouvelles, dictionnaires, encyclopédies, recueils de citations (…)"  c'est une "fixed preview" qui sera mise en place pour – au maximum – 10% de l'ouvrage, y compris dans le cadre d'une recherche par mot-clé sur les contenus de l'ouvrage.
  • pour les ouvrages sous droits et dans le circuit commercial : la règle "par défaut" est que Google n'affichera plus "que" l'information bibliographique, la page de titre, la quatrième de couverture, la table des matières et le ou les index. Terminé l'affichage de "snippets", sauf … sauf si l'ayant droit (ou son représentant, c'est à dire l'éditeur) l'autorise. Et l'on peut raisonnablement penser que les éditeurs autoriseront cet affichage de "snippets", ne serait-ce que parce que ce feuilletage électronique est un préalable souvent indispensable à l'acte d'achat. Pour cette même catégorie d'ouvrages, s'ensuit également une liste de cas particuliers (que je n'ai pas le temps de traduire) mais qui, en gros, laissent tout de même supposer qu'au final, on continuera de pouvoir consulter des extraits des oeuvres de cette catégorie.

Et puis voici maintenant le "nouveau marché". Un nouveau marché qui confirme ce que je vous annonce depuis bientôt deux ans, c'est à dire que l'investissement de Google dans la numérisation est tout sauf une entreprise philanthropique ou un investissement à perte. Bien au contraire, la coût de la numérisation d'ouvrages libres de droits était simplement le prix du ticket d'entrée sur le marché – colossal – de la vente des ouvrages de la "zone grise". Un ticket d'entrée au prix d'autant plus faible que sur ce nouveau marché, c'est désormais Google qui est seul à fixer les règles. Toutes les règles. La nouveauté donc, c'est l'acte de naissance officiel des "fee-based services" :

  • "Users will be able to purchase online access to the full text of in-copyright, not commercially available books through an account established with Google." Nous sommes donc bien d'accords : Google devient officiellement libraire (l'accord l'ayant déjà institué éditeur puisqu'il sera seul à créer, gérer et maintenir la base dans laquelle viendront s'enregistrer et se déclarer les ayants droits potentiels des oeuvres de la zone grise). Le terrain étant ainsi déblayé, "y' plus qu'à" … fixer les règles de ce nouveau marché.
  • Deux possibilités : soit les ayants droits identifiés et reconnus fixent leur prix, soit … c'est Google qui le fixe algorithmiquement. "Google will set the price for all books not priced by the rightsholders based on a pricing algorithm designed to find the optimal price for each book to maximize the revenue for the rightsholder. Initially, books will be distributed in pricing “bins” in the following percentages: 5% of the books available for purchase will priced at $1.99; 10% at $2.99; 13% at $3.99; 13% at $4.99; 10% at $5.99; 8% at $6.99; 6% at $7.99; 5% at $8.99; 11% at $9.99; 8% at $14.99; 6% at $19.99; and 5% at $29.99. The algorithm will place a book in a pricing bin based on aggregate data collected with respect to similar books. Google can change the price of a book in response to sales data. Google also can change the distribution of books in the pricing bins
    over time as the prices of individual books are adjusted based on the pricing algorithm.
    " Je vous fait un dessin ? A la manière dont Apple avait fixé seul le prix du morceau de musique via sa plateforme Itunes, Google vient de fixer, seul, le prix de vente à la découpe des ouvrages de la zone grise. En gros donc, il y aura 12 tranches de prix, de 1;99 $ à 29;99 $. En gros toujours, ce prix sera fixé sur des critères auxquels seul Google a accès ("a pricing bin based on aggregate data collected with respect to similar books"). En gros toujours, Google se réserve le droit d'augmenter le prix d'un ouvrage (= de le faire changer de tranche de prix) en fonction des chiffres de vente ("sales data"), chiffres de vente dont il sera seul à disposer. 

Et voici enfin l'ultime escroquerie : le modèle de l'a-llocation. Mékeskidi ? Cette escroquerie concerne l'acte d'achat. Et bien il n'y en aura pas. Ou plutôt si. On pourra théoriquement "acheter" ces ouvrages de la zone grise. Mais on ne fera pratiquement qu'acheter un droit d'accès (très partiel cf ci-dessous) à ces ouvrages sur les serveurs de Google. Donc une location. Etant donné la puissance de frappe de Google et l'ampleur du marché ici concerné, c'est l'acte de naissance officiel d'un nouveau mode commercial : on ne pouvait jusqu'ici qu'acheter ou louer des produits quels qu'ils soient. On peut désormais effectuer des locations déguisées en achat. Pour célébrer cette naissance il faut un nouveau terme. Je propose celui "d'a-llocation." ("a" pour "acheter" et "location" pour … location). Concrètement, voici ce qu'on peut lire dans le même document (.pdf) :

  • "After purchasing the book, the user will have perpetual online access to view the entire book from any computer." Retenez bien cette phrase là. C'est un modèle du genre. Traduite littéralement elle signifie : "Après avoir acheté le livre, l'utilisateur aura un accès en ligne perpétuel à sa totalité depuis n'importe quel ordinateur." Traduisez : on pourra donc acheter un truc qu'on ne pourra lire que sur Google via son compte Google. C'est ça la conception du "perpetual online access" selon Google.
  • "The user will be able to copy and paste up to four pages of the purchased book with a single command, but, with multiple commands, can copy and paste the entire book." On ne pourra donc disposer d'une vraie copie numérique correspondant à son acte d'achat QUE SI on fait du copier-coller. Et par défaut, on ne pourra copier-coller QUE  … 4 pages.
  • "The user will be able to print up to twenty pages of the purchased book with a single print command, but, with multiple commands, can print out the entire book. Google will place a watermark on printed pages with encrypted identifying information that identifies the authorized user that printed the material." On ne pourra donc imprimer – par défaut toujours – que 20 pages. Et en plus on sera "pisté" (grâce aux techniques de marquage = "watermarks") au cas où il nous viendrait l'idée saugrenue d'imprimer plus de 20 pages d'un livre que l'on vient pourtant "d'acheter".
  • "The user will be able to make book annotations of the purchased book. A book annotation is user-generated text that is displayed on any Web page on which a page of a book appears. The user can share his annotations with up to 25 other individuals who have purchased the book through this service and who have been designated by the user." On pourra annoter le livre qu'on vient d'acheter, mais on ne pourrra là encore le faire que "sur" Google, et on ne pourra partager lesdites annotations que "sur" Google et avec 25 autres pigeons qui auront comme nous eu "l'impression" d'acheter ledit bouquin et que nous aurons nommément désignés (pour qu'ils puissent être à leur tour pistés et que Google puisse vérifier, via leur compte, qu'ils ont effectivement achetés l'ouvrage en question).
  • "A user who purchases a book will not see an insert if the insert’s rightsholder chooses to exclude displays of the insert. In this situation, a purchaser (or an institutional subscriber, described below) will not have access to the complete book as published." Livre à la découpe donc. En plus de se faire pigeonner avec un acte d'achat qui n'en est pas un, en plus de se faire pister, on pourra ne pas accéder à certains passages du livre, si l'ayant droit a décidé d'extraire certains passages.

Conclusion ? Ce qui se met en place avec cet accord est passionnant ET révolutionnaire ET (de mon point de vue) scandaleux pour UNE raison : c'est la naissance de la littérature comme algorithmie. Plus précisément, c'est la soumission de la littérature du marché du livre à une nouvelle matrice calculatoire préemptée par Google avec l'assentiment des gardiens du temple, à savoir les éditeurs. Plus précisément encore c'est – à ma connaissance – la première fois qu'un algorithme informatique (dans toute son opacité) préside à la naissance d'un marché et en devient simultanément le seul régulateur.

De la candeur (relative) des éditeurs. Les éditeurs ont ici obtenu une victoire tactique, mais en rien stratégique. Ils ont obtenu que Google n'affiche plus "par défaut" des extraits des ouvrages en vente. La belle affaire. Ils ont oublié que le coeur du procès n'était pas l'affichage des extraits, mais la simple possibilité offerte à Google de numériser TOUS les contenus et de les tenir à sa disposition "pour le jour où …" Alors oui, candide les éditeurs. Alors oui, dommage les auteurs qui ont laissé cette bataille leur échapper en déléguant pour l'essentiel leur représentativité aux même éditeurs. Mais non, les éditeurs n'ont pas tous les torts. Leur approche est conditionnée par les "règles du marché". Et ces règles du marché les obligent à maintenir à flot la rentabilité de leur boutique. Donc même s'ils disposent d'une vision stratégique à moyen ou long terme, ils n'ont d'autre choix que d'effectuer des choix tactiques à court terme. Ils auraient – pour préférer la stratégie à la tactique – ils auraient disais-je, eu besoin que les autres acteurs (états et institutions notamment) se mobilisent différemment (= mettent de l'argent) et surtout davantage autour de ce projet qui nous concerne tous.

Remarque annexe : ce qui est très fort dans cette approche, c'est qu'en plus de créer un marché qui n'existait pas, en plus de s'en arroger l'exclusivité, et en plus d'en fixer les règles, Google ne va fâcher aucun "concurrent", traduisez, il n'empiète pas sur les plate-bandes d'Amazon ou des autres grossistes suffisamment présents en termes de part de marché, et si un jour ces derniers décidaient de vouloir entrer à leur tour sur le marché créé et contrôlé par Google, ils n'auraient d'autre solution de de se soumettre aux règles fixées … par le même Google.

Sur le même sujet ou presque (l'impact de l'accord passé par Google avec les éditeurs), précipitez-vous sur la lecture de cet article de l'EFF dont j'extrais le passage suivant :

  • "If approved by the court, the $125 million settlement would buy Google
    — and only Google — permission not just to scan books for indexing
    purposes, but also to expand Book Search to provide more access to the
    scanned books. (…) By settling rather than taking the case all the way (many
    copyright experts thought Google had a good chance of winning), Google
    has solved its own copyright problem — but not anyone else's. Without a
    legal precedent about the copyright status of book scanning, future
    innovators are left to defend their own copyright lawsuits. In essence,
    Google has left its former copyright adversaries to maul any
    competitors that want to follow its lead.
    " Conclusion : "Those kinds of cases threaten to yield bad legal precedents that tilt the rules against disruptive innovation generally." Voir également le commentaire ce cet article sur IP-Watch.

Re-conclusion : ça y est. C'est fait. A compter du jour de la publication de ce document (.pdf), Google est éditeur et libraire. Certes il est pour l'instant uniquement éditeur et libraire des oeuvres de la zone grise. Mas avec un droit d'exclusivité qui laisse clairement entrevoir à quel point il serait aujourd'hui aberrant de considérer qu'il en restera là et s'interdira de grignoter progressivement les "autres" marchés du livre.

(Temps de rédaction de ce billet : 2 heures 15)

12 commentaires pour “Le marché du livre comme algorithme.

  1. Le marché du livre comme algorithme

    Pour vendre certains ouvrages sur Google Books (des ouvrages sous droits mais qui ne sont plus exploitées commercialement), Google va faire tourner un algorithme pour déterminer leur prix de vente – enfin, pour ceux qui nauraient plus d…

  2. Faut-il qu’il y ait vraiment un marché et là je ne suis pas convaincu du tout.
    Qui va aller “al-loué” des morceaux de texte?
    Pas moi et je n’y vois guère d’intérêt.
    Oui Google est le leader sur ce marché…mais comme dirait certaines personnes de chez Apple : à quoi ça sert…puisque personne ne lit!

  3. OLD> Pas convaincu ? A ton avis, qu’est-ce que l’on trouve le plus dans la zone grise ? Hummm ? Et oui. Tous les manuels, traités et ouvrages universitaires. Lesquels se prêtent par ailleurs excellemment à une vente à la découpe. Et pour lesquels il me semble qu’il y a bien un marché …

  4. Oui mais les universitaires et étudiants ont de moins en moins de pouvoir d’achat. Le marché viendrait alors du fait…que les bibliothèques prennent des abonnements!
    Et donc Google deviendrait en fait bibliothécaire !
    A ce rythme là, Google va devenir prof bientôt.
    Affaire à suivre en tout cas mais il est clair que l’altruisme de Google en la matière est à mettre en doute et qu’ils cherchent evidemment à rentabiliser.

  5. Juste pour mieux comprendre l’article : qu’appelez-vous zone grise ?
    Il y a un livre qui a pour titre zone grise, du coup quand je fait une recherche je ne trouve rien de pertinent.

  6. Le marché du livre comme algorithme (suite …)

    Suite du billet de l’autre jour. Je m’étais arrêté à la page 7 du document mis en ligne par l’ARL (.pdf). Les 13 pages restantes concernent le “volet bibliothèques” de l’accord passé par Google avec les éditeurs. On y apprend…

  7. JM> “Nous appellerons zone grise cette part importante de la production éditoriale qui a quasiment cessé de vivre commercialement tout en continuant durant des décennies d’être juridiquement protégée par la législation sur le droit d’auteur.”

  8. Quant à l’algorithme régulateur, ça n’est pas plus tarte que le classement bidonné des meilleures ventes dans les hebdos, quand ceux-ci confondent allègrement tirages et exemplaires vendus. La valeur d’un texte ne dépend pas de son bruit médiatique.

  9. Il me semble que le modèle commercial d'”achat-location” d’un accès en ligne à des fichiers protégés sur les serveurs du fournisseur n’est pas nouveau, Google n’invente rien sur ce plan. C’est plus ou moins ce que proposent depuis déjà plusieurs années des fournisseurs de périodiques électroniques ou les agrégateurs de livres numériques (overdrive, netlibrary, ebrary, myiLibrary, numilog…)! L’escroquerie c’est s’il y a exclusivité et monopole sur cette “zone grise”, ce n’est pas ce modèle commercial, qui en vaut bien un autre.

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