C’est wikipédie qui l’est : vers une guerre de position.

La phase 5 de la bataille encyclopédique est engagée. Rappel des faits.

  • Round 1 : phase d’observation. Les grandes Dames encyclopédiques observent d’un oeil distant (et parfois sarcastique) l’essor de la toute petite Wikipédia.
  • Round 2 : l’offensive. Devant l’engouement suscité et le succès (ou la renommée) avérée de la petite encyclopédie qui monte qui monte … les grandes Dames fourbissent leurs armes. Les arguments de bonne foi et – plus fréquemment – de mauvaise foi sur la ligne éditoriale, la fiabilité, la nature même du projet pleuvent.
  • Round 3 : la contre-offensive. C’est la fameuse querelle des anciens et des modernes avec la très sérieuse revue Nature dans le rôle d’arbitre et un opposition point à point entre la fiabilité des informations publiées dans Wikipedia et dans Britannica. Le résultat de cet arbitrage n’en a toujours pas fini d’être commenté mais il démontre que d’un strict point de vue qualitatif, les reproches adressés à Wikipedia ne tiennent pas.
  • Round 4 : l’alignement. Puisque le modèle contributif-collaboratif-ouvert mène la danse, puisque les usagers en redemandent, puisque l’encyclopédisme d’usage est entré dans les moeurs, les grandes Dames se décident à s’y mettre. De son côté, Wikipedia tire également les enseignements d’un encyclopédisme plus "traditionnel" et réfléchit sérieusement à des stabilisations ponctuelles de certains de ses articles en même temps qu’elle fait le choix du papier comme support de cette fixation (pour plus de détails, voir mon dernier billet sur le sujet).

Voilà où nous en sommes (à peu près …) aujourd’hui. Mais il ne vous a pas échappé qu’un match ne se joue pas en 4 rounds (sauf par KO), et le cinquième s’annonce également épique. Alors que les critiques commencent à leur tour à pleuvoir sur les virage collaboratif de l’encyclopédie Larousse ( et notamment), Hubert nous apprend que Britannica se lance dans le tryptique collaboratif. Je copie-colle un extrait du billet d’Hubert :

  • "une version totalement ouverte dans sa consultation pour que les
    journalistes ne citent plus seulement Wikipédia, et une version qui
    intégrera 3 niveaux de contenus : ceux créés par les utilisateurs, par
    un pool d’experts et le contenu de la dernière édition de la Britannica
    elle-même.
    "

Ne serait-ce ma mauvaise foi galopante, je me hasarderais à écrire que vouloir satisfaire tout le monde est parfois le plus sûr moyen de ne contenter personne. A lire l’intégralité du billet d’annonce de Britannica ainsi que l’article s’en faisant écho sur Wired, ce qui me saute aux yeux, c’est que l’argumentaire principal derrière ces mutations encyclopédiques n’est pas – ou alors à la marge – une réflexion sur la nature même du projet encyclopédique au XXIème siècle. Ce qui motive cet habillage collaboratif, le "nerf de la guerre" c’est – du côté des grandes Dames – la course à l’audimat, la course à l’attention. Derrière cette course il y a une évidence contingente : la meilleur encyclopédie du monde ne vaut rien si elle n’est pas lue. Mais à la manière des charades à tiroirs, cette contingence en cache une autre : être lu est une chose, être lu par des prescripteurs en est une autre. Or les principaux prescripteurs de l’économie de l’attention, ses principaux relais, sont aujourd’hui les journalistes et les bloggeurs. Ainsi donc derrière l’accès gratuit de Brittanica pour les "web publishers", derrière le lancement très médiatique du Larousse collaboratif, la  cible visée est transparente, évidente. Le virage collaboratif n’est au mieux qu’un habillage marketing destiné à gagner la seule vraie bataille : celle du positionnement dans les moteurs de recherche. Car derrière ce positionnement se trouve le graal : argent, renommée, notoriété et cercles vertueux – ou vicieux – associés.
Or en ce domaine, on connaît depuis longtemps les liens affinitaires qui lient la première Encyclopédie mondiale (Wikipedia) au premier moteur de recherche (Google). Je m’en suis ici même fait l’écho à de nombreuses reprises. Et cette "guerre de positions" au sens littéral du terme n’en finit pas d’affoler. Dernière polémique en date, celle des entreprises du CAC 40 ou plus exactement des agences de relations publiques qui vivent sur leurs dos, lesquelles s’émeuvent de la place prise aujourd’hui par Wikipedia dans … les relations publiques. Le dernier article d’Ecrans est là-dessus aussi remarquable qu’édifiant : "Wikipedia terrorise le CAC 40."
Alors ? Alors Wikipedia a – à mon sens – permis d’instaurer un virage radical dans la définition du projet encyclopédique (encyclopédisme d’usage). Les autres grandes Dames ont – d’aussi loin que les articles mentionnés dans ce billet permettent d’en juger – fait l’économie de cette réflexion de fond au profit … d’une recherche du profit.  Fait l’économie d’une réflexion sur le Projet Encyclopédique dont elles sont porteuses, pour la quête d’une viabilité économique concernant la diffusion de leur encyclopédie. Autre chose qui me frappe dans tout cela, c’est une inversion des "literacies." Jusqu’ici, les "références encyclopédiques" étaient un exercice et un passage obligé pour l’étudiant, le chercheur, l’amateur. Elles étaient "devant être recherchées". On "se" devait de les rechercher. Elles n’avaient donc pas à se soucier de marketing, faire autorité suffisait. Pour des raisons sur lesquelles je ne vais pas m’étendre (faudrait une thèse là dessus) mais que les habitués de ce blog ont l’habitude de croiser, notre approche de la connaissance a changée en même temps que changeaient les modes de constitution et de transmission de cette connaissance. Le résultat c’est que les encyclopédies sont engagées aujourd’hui dans des péripéties dignes des grandes guerres d’éditeurs au moment de l’attribution d’un prix littéraire. Il faut "aller chercher" le chercheur, l’étudiant pour qu’à son tour il soit tenté de renouer avec la tradition de "la-référence-encyclopédique-mais-pas-Wikipedia." Inversion des literacies donc. Parce qu’on ne peut pas éternellement ménager la chèvre et le chou, l’autorité et la notoriété, "être à la fois Jean Dutour et Jean Moulin" comme disait l’autre. Or ce combat est perdu d’avance. Non pas que les encyclopédies n’aient pas les moyens de le mener (toute l’actualité prouve au contraire qu’elles sont toutes disposées à s’offrir ces moyens, si peu nobles soient-ils), mais ce combat n’est pas le leur. Elles n’en maîtrisent ni l’alpha, ni l’oméga. Ce combat, c’est celui des moteurs de recherche qui sont les seuls à disposer de la force de frappe nécessaire pour faire significativement bouger les choses, dans un sens ou dans un autre. Aucune agence de RP, aucun habillage collaboratif n’y changera quoi que ce soit. Quand une encyclopédie (qu’elle qu’elle soit) fait de sa quête de notoriété une ambition première, elle sacrifie nécessairement sa valeur d’autorité. Les encyclopédies qui font aujourd’hui ce pari là oublient une chose simple : la notoriété de Wikipédia est un épiphénomène. La notoriété de Wikipedia n’est qu’un épiphénomène. Cette notoriété ne s’est pas exclusivement construite sur la place manquante des autres encyclopédies dans la sphère numérique. Elle s’est construite sur une propagation massivement partagée de l’indice d’autorité accordé à l’essentiel des articles de La Wikipedia. Rendre accessible est une chose. Etre accessible (au sens propre comme au sens figuré) en est une autre.

<Update du lendemain> Sur le même sujet, voir le billet de Didier Durand qui revient sur l’article d’Ecrans et la – pathétique – "stratégie" de l’agence EuroRSCG. </Update>

6 commentaires pour “C’est wikipédie qui l’est : vers une guerre de position.

  1. Assez d’accord sur le fond et le sens que cette imitation dévoile. Surtout une grande faiblesse d’imagination…
    Mais plus dubitatif sur la conclusion finalement. Oui, Wikipédia n’est qu’un épiphénomène, mais le passage du papier à l’électronique, lui ne l’est pas. C’est là, l’à-coup qui tue les projets encyclopédiques. Les dictionnaires et encyclopédies qui ne sont pas en ligne n’existent plus. On en a besoin sur le réseau, sur nos écrans. Qu’ils soient en haut de requête de Google ou en bas n’y change finalement rien.
    Sur le fond, je pense qu’ils ont tord de vouloir se battre sur le même terrain que Wikipédia (et de nier leur spécificité), alors qu’il y a d’autres manières d’être présent dans les ordinateurs des gens, si c’est cela le plus important. Je rêve d’un plug-in pour Firefox qui me permette de consulter d’un clic mon dico ou encyclo préférées, je rêve d’un programme qui s’installe sur mon ordinateur et s’interface avec tous mes outils, etc. Mais effectivement cette quête de notoriété pour elle-même, ne risque pas demain d’apporter grand sens. En tout cas, elle montre bien que l’indice de notorité du lien est devenu capitale, peut-être parce qu’il manque d’outils pour la contrebalancer.

  2. Le rêve de Hubert est déjà réalisé et au delà sur les articles de NYT. IL suffit en effet de double cliquer sur n’importe quel mot pour accéder à sa définition dans plusieurs dictionnaires et encyclopédies. Très impressionnant. http://www.nytimes.com/
    Si on ajoute que le même travaille sur une API qui permettrait de jouer dans sa base :
    http://zeroseconde.blogspot.com/2008/05/nyt-api.html
    Ou encore qu’ils viennent de mettre en ligne de 1850 à 1920 (qui ne comprennent évidemment pas les fonctionnalités ci-dessous) : http://timesmachine.nytimes.com/browser
    On comprend que la question de l’encyclopédisme sur le Web a pris une toute autre dimension qui ne se réduit pas, en effet, à la petite guerre des encyclopédies classiques avec Wikipédia et dont Wikipédia n’est pas l’horizon indépassable.
    Je ne suis pas sûr à ce sujet d’être d’accord ou d’avoir bien compris ta remarque sur la notoriété. Non la notoriété de Wpd n’est pas un épiphénomène. Elle permet au contraire à la dynamique de s’auto-entretenir sans payer les auteurs.
    En termes économiques, Wpd est un OVNI qui fonctionne dans une connivence avec les moteurs. En étant cynique et poussant le raisonnement au bout, on pourrait dire que Wkp sert à affermer un pool mondial d’auteurs gratuits pour permettre à Google de vendre de la publicité..

  3. A regarder, si ce n’est déjà fait, l’émission “Plein écran 2.0” (LCI) avec en invité Line Karoubi, directrice adjointe des dictionnaires et encyclopédies de Larousse, et David Monniaux, porte parole de Wikimedia France: http://tf1.lci.fr/infos/podcast/pleinecran/0,,3865257,00-plein-ecran-juin-que-wikipedia-dans-vie-.html
    On y apprend pas grand chose de nouveau néanmoins…

  4. Euro RSCG s’est surtout embarquée dans un mauvais combat, si le page rank de Wikipedia monte c’est parce que les gens font moins confiance au site corporate qu’à d’autres sources d’information (ils le disent mais sans s’apesantir, dommage).
    Car le site corporate est tout bonnement vide d’informations utiles : c’est une brochure qui déverse un discours calibré et à sens unique.

  5. Oups, j’ai tiré trop vite Jean-Michel, désolé. Ah, ça dépend avec quel logiciel et quelles extensions visiblement ?! J’ai d’abord eu des articles bariolés de couleurs et de soulignements différents, que je trouvais particulièrement agaçants et insupportables…
    Mais là, je découvre là une nouvelle version complètement propre et très intuitive. Effectivement superbe. Oui oui. J’ai bien rêvé de ça ;-).

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