La fracture amicale.

"La nouvelle fracture numérique opposera les gens disposant d’un réseau d’amis et ceux sans amis. L’ancienne fracture numérique entre les riches (ceux disposant d’une connexion internet) et les pauvres continuera d’exister." La citation (repérée par TechCrunch) est de Robert Scoble. Si cette "formule" m’intéresse c’est parce qu’elle traduit assez bien la manière dont, in fine, les logiciels sociaux (qui, rappelons-le, sont bien plus que les simples "réseaux sociaux") ont durablement transformé la nature de notre rapport au web.
<Parenthèse> Dire que les logiciels sociaux ont transformé la nature de notre rapport au web, n’est pas du tout la même chose (et est à mon avis beaucoup plus juste) que d’affirmer – comme on le lit un peu trop souvent – que les réseaux sociaux ont changé la nature du web </Parenthèse>
Il me semble qu’aujourd’hui, dans l’essentiel de nos pratiques, la socialisation dans sa dimension expérientielle première, est devenue au moins aussi importante que les trois activités qui firent la spécificité du primo-web, c’est à dire la navigation-lecture (browsing), la navigation-recherche (searching) et naturellement l’écriture (au sens large de "production de contenus"). Ce qu’ont permis les logiciels sociaux c’est le transfert de logiques de socialisation grégaires depuis des espaces clos et dédiés (les forums ou groupes Usenet) vers des espaces réellement réticulés, c’est à dire largement distribués au travers du moindre espace d’écriture ou de navigation.
Cette réflexion en appelle une autre. Il n’est pas aujourd’hui sur le web d’espace de production de contenus numériques qui n’échappe à l’angle d’une analyse "conversationnelle", "socialisante". On n’écrit plus, on ne publie ou ne produit plus aujourd’hui de contenu simplement pour être présent, pour occuper un espace, ou pour être bien "positionné" mais tout au contraire pour confronter ou pour souscrire. On écrit, on publie, on produit pour engager un débat. Pour "se" confronter aux autres. Pour maintenir et établit un contact. De toutes les fonctions du langage théorisées par Jakobson, c’est la fonction phatique qui est au coeur de l’ensemble des socialisations numériques, y compris (et surtout ?) de l’écriture-socialisante qui couvre  (par exemple) l’immense majorité des productions de la blogosphère.
Comme nouveaux totems de cette dominance du phatique, citons les trackbacks ou rétroliens (qui en inversant la polarité des liens pour la première fois dans l’histoire de l’hypertexte, contribuèrent largement à disséminer ladite fonction phatique et à en faire l’un des tout premiers horizons d’attente de l’écriture numérique courante). Citons également l’incontournable et parfaitement totémique "poke" de Facebook
Pour autant, et dès que cette confrontation se trouve inscrite dans un processus collaboratif assez large impliquant un nombre significatif de personnes, on retombe très largement dans les anciens et classiques shémas auctoriaux et éditoriaux. Des shémas "étagés" dans lesquels les fonctions de représentativité et de leadership sont réaffirmées comme essentielles. La présumée "sagesse des foules" n’est que l’exercice d’une démocratie numérique rigoureusement équivalente au système politique dans lequel nous évoluons. La seule différence (de taille) vient de son amorçage : les "leaders", les "gourous", les "éditeurs", les "auteurs" ne sont pas élus dans une logique de représentativité en assumant une charge "par délégation", mais ils sont les promoteurs … à l’origine de leur propre promotion. Une promotion dans le meilleur des cas au service d’un projet ou d’une parole, et dans le pire des cas au seul et unique service d’un égotisme forcené. Les autres, tous les autres y souscrivent au sens littéral du terme. Ils écrivent, publient, discutent, débattent "en dessous", dans les limbes palimpsestiques de ces nouveaux espaces de socialisation numérique. La fonction phatique ne prime plus. Le "poke" redevient "private joke".
Le web, quelle que soit sa dénomination ("world wide web, world live web, world life web"), sa numérotation (1.0, 2.0 …) demeure un espace rhizomatique mais devient de plus en plus organique ; son organisation confine à l’organique. Les liens unissant des contenus y côtoient désormais les relations unissant des personnes. Cette corporéité nouvellement incarnée n’est pas simplement métaphorique. Elle traduit un changement de nature radical. L’erreur serait de croire que ce changement de nature est également un changement d’objet. Le web est et demeure une artefacture technique. L’erreur serait de ne chercher qu’à questionner cette artefacture. Le web n’est qu’un vecteur. Le changement concerne tout au contraire notre rapport individuel et intime à la socialisation. Notre rapport à l’autre.
Il y a quinze ans de cela, des scientifiques, des universitaires, se posaient la question de savoir quels documents/contenus pouvaient être numérisés. La réponse est aujourd’hui connue : il n’est aucun contenu qui ne résiste à la numérisation, rien qui ne puisse être numérisé ou numérique. Rien qui ne puisse être re-présenté "sous forme" et "au format" numérique. Pro forma. Ce qui est vrai des documents/contenus le sera-t-il également pour les individus et les relations interpersonnelles ?
Ce n’aura pas été le moindre mérite de Facebook et consorts que de permettre que ces questions soient posées. Les réponses seront là aussi évidentes. Dans 15 ans. Ou peut être moins. D’ici là nous aurons grand besoin de sociologues pour nous aider à bâtir la science du web.

(Temps de rédaction de ce billet : 2h30)

7 commentaires pour “La fracture amicale.

  1. Bonjour
    intéressante perspective : la schizophrénie élevée au rang de modèle existentiel ! Avec des interrogations du type : mon “moi” numérique est-il bien conforme à mon “moi” non-numérique [j’ai du mal à trouver un terme, là] ? Voire, pourquoi ne pas gérer deux, trois dix personnalités différentes… de la schize au morcellement.
    Plus sérieusement, j’ai un petit doute quant à une des affirmations : “Pour “se” confronter aux autres” – j’ai le sentiment que c’est souvent le contraire… on publie dans un certain cadre -le blog par exemple – qui se trouve taggé de telle manière que ceux qui vont venir y lire les textes publiés seront a priori familier de l’imaginaire culturel du blogger lui-même… on se confronte souvent à ses pairs pour en recevoir un assentiment, non ? Pas tous les blogs bien sûr, mais pour un comme le vôtre, combien d’autres moins intéressés par le progrès de la connaissance que le progrès de leur amour-propre ?
    @ + et merci pour votre travail vraiment stimulant
    Pascal

  2. Disons que la sociologie vue sous cet angle permet le suivi et l’analyse de ton approche de la re-documentarisation de l’homme…c’est cohérent sur ce plan !
    Maintenant l’alchimie des multitudes est-elle soluble dans LA science du web : mes expériences me prouvent tout les jours le contraire…et cela correspond-il à un besoin des acteurs : j’en doute !

  3. La formule de Scoble est choc donc intéressante, mais me semble très lacunaire et imparfaite.
    Elle oublie la fracture des savoirs/des compétences, qui vient en second dans après la fracture de l’accès et avant peut-être celle des sociabilités, non ?
    Enfin, il me semble difficile de tout vouloir regarder sous l’angle du conversationnel ou du socialisant comme tu dis (même si c’est tout à fait pertinent comme tu le démontres). Au moins parce qu’il faudrait arriver à “désambiguiser” (sic) les relations que ces espaces recouvrent. Ce qui cloche dans la phrase de Scoble, c’est que sur Facebook tout le monde a des amis. Nul n’est laissé en-dehors du chemin. Reste à savoir de quelle amitié on parle comme l’a déjà très bien expliqué danah boyd. En quoi elle a des spécificités numériques, par rapport aux propos de Bourdieu (autrement qu’à la marge, avec des types d’amitiés surévaluées dans certaines communautés : la communauté de blogueurs qui surévaluerait les amitiés blogosphèriques, la communauté d’ado qui surévaluerait les amitiés de fans, etc.) ?
    Dit autrement, y’aura-t-il vraiment des fractures numériques de l’amitié qui soient numériques ?

  4. Hahaha. La fracture amicale… Finalement,je ne suis pas mécontent de ne “pas avoir d’amis” et de refuser de participer de ma personne au web pour les blondes.
    On se retrouvera sur le web 3.0 les gars alors, pour une information décentralisée voire cryptée, et une ré-appropriation des données par les utilisateurs ainsi qu’un web partagé bénéficiant de tous les avantages des protocoles distribués.
    D’ici là, aller donc vous noyer chez google & co. On vous aura assez prévenu, le web 2.0, c’est une manipulation boursière grotesque dont nous sommes pour la plupart de stupides victimes “participatrices”.
    ———————
    Web 2.0…
    I take part
    you take part
    he takes part
    we take part
    you all take part
    they profit.

  5. La réaction de wyfiwyg correspond à mon avis à ce rejet primaire typique des gens qui ne saisissent pas que la culture web n’est pas une culture de remplacement mais un mode complémentaire. Je ne dis pas qu’il n’y a pas un fond de vérité, mais les enjeux se situent ailleurs.
    La “fracture amicale” n’est pas nécessairement nouvelle (le web n’a pas inventé les relations sociales) mais la formalisation des liens peut effectivement mener à une redistribution des pouvoirs. L’élimination du pouvoir des liens “hors ligne”, par contre, n’est pas pour demain.
    Chacun favorisera le mode qu’il veut. Si le chapeau ne fait pas, on ne le met pas et basta.

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